Pourquoi l’Islam est-il au cœur du débat sur l’immigration et la citoyenneté ?

n.m. Religion des musulmans, de ceux qui adhèrent au message de Mahomet. Ensemble des peuples qui professent cette religion (s’écrit alors Islam). Civilisation qui caractérise le monde musulman (s’écrit alors Islam). (…) L’emploi d’islamisme comme synonyme d’islam est vieilli. (Larousse)

Il existe depuis quarante ans une très forte demande sociale et politique de connaissances sur l’islam et les musulmans. Cela s’illustre par la courbe qu’une recherche sur Ngram-Viewer produit, étant entendu, bien sûr, que cette courbe couvre de très nombreuses acceptations du mot « islam » et de nombreuses perspectives différentes sur les réalités islamiques – il faudrait d’ailleurs dire les islams –, acceptations et perspectives qui ne se limitent pas du tout à notre sujet ni au contexte français. Il n’en reste pas moins que Ngram Viewer montre un renouveau de l’intérêt pour l’islam et les musulmans dans une séquence qui va grosso modo de la fin des années 1970 (la Révolution iranienne a lieu en 1979) à 2005 (l’année des « émeutes » en France), avant que la courbe ne commence à redescendre. Elle remonte à nouveau après l’essor du Daesh en 2014 et la vague d’attentats de 2015, quoique pas au même niveau que celui atteint en 2005.

Temps court, temps long

C’est dans ce lien entre sa dimension externe (l’actualité géopolitique internationale, particulièrement depuis la fin de la Guerre froide) et interne (l’évolution de la société française) que s’explique l’intérêt qui est porté au sujet. Mais cela ne suffit pas à expliquer pourquoi l’islam cristallise à ce point les enjeux du débat sur l’immigration et la citoyenneté.

En effet, ce n’est pas seulement l’actualité nationale et internationale qui construit la relation de la société française à l’islam. Il existe une dimension historique à prendre en considération pour saisir cette relation : en l’occurrence l’histoire de la colonisation et de la décolonisation.

Cette histoire coloniale française, dont l’une des étapes essentielles est la conquête de l’Algérie en 1830, est d’abord l’histoire de l’utilisation de l’islam comme une frontière interne à la République, pour établir une différence entre Français selon que les personnes étaient des citoyens ou des sujets. Les musulmans étaient cantonnés dans un statut subalterne. Pour en sortir et devenir citoyens, il leur fallait remplir des conditions très sévères, comparables à la naturalisation mais extrêmement difficiles d’accès dans les faits1.

Des sujets coloniaux aux immigrés des banlieues

Le sociologue britannique John Rex a montré dans les années 1970 comment l’idéologie coloniale (et, avec elle, les hiérarchies racistes qu’elle justifiait) a été transportée en métropole par le phénomène de la migration des anciens sujets coloniaux, devenus les habitants des quartiers ouvriers des grandes villes européennes et apportant avec eux les catégories dont ils étaient l’objet à l’époque coloniale2. Au-delà des enjeux de mémoire et des types de critique que cela peut produire encore de nos jours3, ce lien entre l’histoire coloniale et l’histoire migratoire contemporaine a eu un impact très concret dans le processus de politisation du thème de l’immigration dans les années 1980 en France.

L’un des moteurs du débat sur l’intégration des immigrés à cette époque est la comparaison entre les « immigrés d’hier » et « les immigrés d’aujourd’hui »4 : ceux « d’hier », venus de pays européens (Italie, Pologne, Espagne, etc.) à la fin du xixe et au début du xxe siècle, à propos desquels il est dit que l’intégration a réussi (même si les historiens ont souligné combien ce processus d’intégration a été conflictuel et nourri d’hostilité et de racisme de la part de la société française au moment de l’accueil5) ; ceux « d’aujourd’hui », différents de ceux « d’hier » car venus de plus loin et pour lesquels l’intégration paraît problématique.

Des « immigrés » aux « musulmans »

Or, dans ces discours, le contraste entre « hier » et « aujourd’hui » s’incarne dans l’appartenance à l’islam des nouvelles populations immigrées6. L’islam est conçu comme ce qui « fait la différence ». À nouveau, l’islam devient le principal marqueur d’une frontière symbolique interne à la société française. Cela a lieu très tôt dans le débat. En ce sens, les attentats du 11 septembre 2001 n’opèrent pas de basculement mais s’inscrivent dans le prolongement d’une tendance commencée bien avant, comme le montre Ngram-Viewer en France et dans d’autres pays européens.

Cette préférence pour voir les immigrés et leurs descendants comme des musulmans (plutôt que par le biais d’autres catégories, y compris des catégories fondées sur la classe sociale7) a aussi des conséquences sur la forme même du débat sur l’immigration et la citoyenneté, et sur les arguments qui s’y développent.

Nativisme

En mettant l’accent sur l’islam, le débat construit une opposition entre deux systèmes de valeurs, celui de la République et celui de l’Islam. En en faisant un enjeu de valeurs, on contourne la difficulté qui aurait consisté à justifier l’exclusion de personnes au nom de catégories racistes ou xénophobes, aujourd’hui combattues par la loi. Ce transfert d’une question d’infériorité « raciale » ou « culturelle » (qui constitue le fondement du discours raciste) vers une question de défense des valeurs nationales (la « laïcité » contre le « communautarisme ») autorise des propos qui auraient été injustifiables s’ils avaient été exprimés dans les termes du discours raciste traditionnel.

Pour autant, loin d’éliminer les hiérarchies racistes, cette rhétorique fondée sur le marqueur de l’islam construit des discours de préférence identitaire que l’on peut décrire comme « nativistes ».

Ces discours se fondent sur le privilège perçu par ceux qui sont natifs « d’ici » à l’encontre des « nouveaux arrivants », y compris contre ceux qui sont « là » depuis très longtemps mais qui sont perçus comme ne pouvant pas « être comme nous », précisément en raison d’un système de valeurs différent qu’on leur attribue et qui rendrait leur altérité infranchissable et leur morale incommensurable avec la « nôtre ». Ce nouveau type de discours modifie en profondeur la forme de l’inclusion et de l’exclusion dans la citoyenneté des pays occidentaux depuis une vingtaine d’années, en Europe comme aux États-Unis8.

Notes

1 Weil, Patrick. « Le statut des musulmans en Algérie coloniale. Une nationalité française dénaturée », Histoire de la justice, vol. 16, n°1, 2005, pp. 93-109.

2 Rex, John. Ethnicité et citoyenneté. La sociologie des sociétés multiculturelles. Paris, L’Harmattan, 2006.

3 Michel, Johann. Gouverner les mémoires. Les politiques mémorielles en France. Presses Universitaires de France, 2010.

4 Foner, Nancy. « The Uses and Abuses of History: Understanding Contemporary U.S. Immigration », Journal of Ethnic and Migration Studies, 2019, n° 45, pp. 4–20.

5 Noiriel, Gérard. Le Creuset français. Histoire de l’immigration au XIXe et XXe siècles. Paris, Seuil, 1988. 

6 Bertossi, Christophe et al. « Past in the present: migration and the uses of history in the contemporary era », Journal of Ethnic and Migration Studies, 2020 (publication en ligne: DOI: 10.1080/1369183X.2020.1812275)

7 Beaud, Stéphane. Violences urbaines, violence sociale : genèse des nouvelles classes dangereuses. Paris, Fayard, 2003. 

8 Duyvendak, Jan Willem. The Politics of Home. Belonging and Nostalgia in Western Europe and the United States. Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2011.