Que vient faire le terme “communautarisme”, qui désigne une réalité “américaine”, dans le débat français ?

n.m. Tendance du multiculturalisme américain qui met l’accent sur la fonction sociale des organisations communautaires (ethniques, religieuses, sexuelles, etc.). (Larousse)

À la lecture de la définition de « communautarisme » proposée par le dictionnaire Larousse, on pourrait s’interroger : qu’est-ce qu’un terme désignant une réalité « américaine » vient faire dans les débats français sur l’immigration ? 

Pour le comprendre, il faut d’abord souligner que c’est en relation avec le terme « intégration » que l’on doit comprendre celui de « communautarisme » en France. Les deux termes apparaissent exactement dans la même période, à la fin des années 1980, sous l’effet de la même politisation du thème de l’immigration liée à l’émergence du FN et à son impact sur le débat politique et médiatique.

L’anticommunautarisme dans l’identité française

« Communautarisme » et « intégration » fonctionnent en miroir l’un de l’autre. Pour ses inventeurs, « l’intégration à la française » s’oppose à ce que l’on appelle alors le « communautarisme anglo-saxon ». 

Ce dernier terme est ambigu car il fonctionne comme un fourre-tout. Il désigne en même temps une réalité politique (multiculturalisme), une logique culturelle (communautariste), une pensée philosophique (communautarianism), sans que tout cela ne se recoupe nécessairement. 

Ces différents aspects trouveraient leur cohérence autour de l’idée d’un primat donné aux communautés sur les individus. La réalité est bien évidemment beaucoup plus complexe lorsque l’on regarde de près la situation des pays qui sont habituellement désignés sous ce label1. Mais le mot – c’est là sa force – convainc de l’existence de deux blocs : un monde anglo-saxon profondément anti-républicain et non-français ; un monde républicain et français, ancré dans l’histoire moderne, profondément anti-communautariste. 

Certains mais pas tous

Le terme devient un enjeu politique en France à la fin des années 1980 quand certaines pratiques identifiées à l’intérieur de la société sont dénoncées comme étrangères à la tradition politique nationale. La première « affaire du voile » à l’école a lieu en 1989, lorsque trois jeunes élèves d’un collège de Creil décident de conserver leur voile pendant les heures de cours. 

L’affaire fait grand bruit, à quelques mois de la célébration du bicentenaire de la Révolution française. Mais l’islam était déjà montré du doigt avant cela, notamment dans le rapport de la Commission Marceau Long sur la réforme de la nationalité française paru en 1988. 

Comme il arrive fréquemment, le débat précède la manifestation du problème qu’il dénonce. Le cadre du récit (ici la supposée construction d’une « contre-société » culturelle et religieuse au sein de la société française) impose sa logique lorsque des pratiques commencent à émerger, sans avoir à aller plus loin dans la complexité de l’analyse. Toute pratique marquant une appartenance à un groupe social est assimilée à une manifestation de « communautarisme » lorsqu’il s’agit des populations issues de l’immigration.

On remarque aussi que tout ce qui est lié à une communauté n’est pas conçu par le débat public et politique comme du « communautarisme ». Tous les groupes immigrés ne sont pas mis à la même enseigne. Dans certains cas, par exemple à propos des immigrés venus de Chine, appartenir à une « communauté » a pu être publiquement décrit, à un moment donné et par des institutions comme le Haut Conseil à l’Intégration, comme une chose positive (cela permettrait de transmettre certaines valeurs comme la réussite scolaire)2 alors que, dans d’autres cas, cela est assimilé à un « repli identitaire ». 

Le discours sur le « communautarisme » cible également les femmes immigrées lorsqu’elles sont musulmanes, en se focalisant sur leurs vêtements, leur corps voire leur sexualité et leur fécondité3

Un mot qui n’explique pas la réalité mais qui la juge

Dès son apparition, le terme de « communautarisme » désigne donc l’impossibilité que l’intégration se fasse pour certaines populations et non pour d’autres, en raison d’éléments culturels qui seraient propres à ces populations, en l’occurrence celles qui sont issues de l’immigration maghrébine et subsaharienne. 

Dans cette perspective et sous couvert de « communautarisme » ont été débattues les questions de l’entrée dans la nationalité des immigrés postcoloniaux et de leurs enfants (1986-1993), du voile à l’école (2002-2005), du voile intégral et de la « burqa » (2009-2010) et, plus récemment, de l’idée d’une sécession « séparatiste » islamiste opérant à l’intérieur de la société française (2020), dans la foulée de l’horrible attentat contre Samuel Paty le 16 octobre 2020.

D’une question à l’autre, le terme entretient des représentations englobantes très négatives sur les populations immigrées et leurs enfants ainsi que sur la réalité de l’intégration en France4. Or cela est contredit par ce que les sciences sociales ont montré des parcours d’intégration de ces populations5.

 « Communautarisme » échoue à expliquer par exemple que les immigrés en France s’identifient rapidement à la citoyenneté française lorsqu’ils deviennent français. L’intégration socio-culturelle des populations musulmanes est bien plus intense en France que dans d’autres pays européens comparables. Le terme n’explique pas non plus l’échec constant des tentatives pour mobiliser un « vote ethnique » en France qui n’existe toujours pas6

Quant au phénomène de la radicalisation, tout montre que c’est l’absence d’un encadrement religieux des individus – et donc le manque d’une communauté musulmane à laquelle s’identifier positivement – qui explique leur passage à l’acte violent, et non l’inverse. La radicalisation qui est implicitement prise pour une preuve de l’existence d’un « communautarisme musulman » en France est en fait l’illustration de sa faiblesse7

Notes

1 Duyvendak, Jan Willem et al. « Mysterious multiculturalism. The risks of using model-based indices for making meaningful comparisons », Comparative European Politics, septembre 2013, vol. 11, no 5. 

2 HCI, Liens culturels et intégration. Rapport au Premier ministre, Paris, La Documentation française, 1995, p. 52. Accessible en ligne : https://www.vie-publique.fr/rapport/25050-liens-culturels-et-integration-rapport-au-premier-ministre-juin-1995 

3 Sargent, Caroline et Larchanché, Stéphanie. « The Muslim Body and the Politics of Immigration in France. Popular and Biomedical Representations of Malian Migrant Women », Body & Society, septembre 2007, vol. 13, no 3, pp. 79-102. 

4 Mohammed, Marwan et Talpin, Julien. Communautarisme ?, Paris, PUF/La vie des idées, 2018. 

5 Safi, Mirna. «Le processus d’intégration des immigrés en France: inégalités et segmentation», Revue française de sociologie, 2006, vol. 47, n°1, pp. 3-48 ; Santelli, Emmanuelle. Grandir en banlieue. Parcours et devenir de jeunes français d’origine maghrébine. Paris, CIEMI, 2007 ; Pan Ké shon, Jean-Louis et Verdugo, Grégory. « Ségrégation et incorporation des immigrés en France. Mise en perspective temporelle, 1968 à 2007 », Revue française de sociologie, 2014, vol. 55, n°2, pp. 245-284. 

6 Brouard, Sylvain et Tiberj, Vincent. Français comme les autres ? Enquête sur les citoyens d’origine maghrébine, africaine et turque. Paris, Presses de Sciences Po, 2005. 

7 Bowen, John. L’islam, un ennemi idéal, Paris, Albin Michel, 2014 (titre original : Blaming Islam).