A-t-on toujours parlé d’intégration ?

n.f. Action d’intégrer ; fait pour quelqu’un, un groupe, de s’intégrer à, dans quelque chose : fêter son intégration à Polytechnique. Fusion d’un territoire ou d’une minorité dans l’ensemble national. (Larousse)

Le projet de loi qui va être discuté à partir du 6 novembre 2023 au Sénat s’intitule « contrôler l’immigration, améliorer l’intégration ». Pas de surprise particulière dans cet intitulé car c’est toujours dans cette relation entre « contrôle » et « intégration » que chaque nouvelle loi sur l’immigration est débattue, sous la forme d’un donnant-donnant : « plus de contrôles » pour une « meilleure intégration ». L’idée serait que si le « contrôle » est plus fort sur les nouveaux flux, les personnes accueillies seront mieux « intégrées », en sélectionnant les personnes qui entrent et en offrant de meilleures opportunités à celles qui sont déjà sur le territoire. Mais est-ce vraiment cela que nous dit le mot « intégration » depuis qu’il est utilisé dans les débats sur l’immigration ?

Une invention tardive

Depuis longtemps, l’intégration est une notion centrale du débat français sur l’immigration. À tel point qu’elle est aujourd’hui synonyme de République1. On peut certes l’inscrire dans une tradition politique qui remonte à la Troisième République et à ses « hussards noirs » (les enseignants de l’École publique), à une époque où la société française achevait de devenir une société nationale, au sens moderne du terme, dans le dernier quart du XIXe siècle. 

À cette époque, l’intégration nationale sonnait la « fin des terroirs », pour reprendre le titre d’un ouvrage classique de l’historien Eugen Weber2. C’est ce que souligne la définition du Larousse en évoquant la « fusion » d’éléments dans un ensemble national. De là, on imagine que le mot plonge ses racines dans l’histoire nationale issue de la Révolution de 1789 et que l’intégration des immigrés s’inscrit dans cette tradition politique. 

La réalité est pourtant différente. Ngram-Viewer montre qu’il a fallu attendre longtemps pour que le mot « intégration » s’applique à la question de l’immigration. Jusqu’à une époque récente, la notion d’« intégration » appartenait au vocabulaire des mathématiques : on intégrait des équations (pas des personnes, et encore moins des immigrés). 

Le mot « intégration » avait certes déjà été employé en Algérie à propos des sujets musulmans à l’époque coloniale3. Mais, pendant les trente Glorieuses (1945-1973), la problématique de l’intégration ne rencontrait pas celle de l’immigration car la question migratoire n’était qu’une question de travail, pas de citoyenneté. Le « mythe du retour » laissait penser que, une fois leur travail accompli, les immigrés rentreraient chez eux. 

Les immigrés le pensaient d’ailleurs eux-mêmes. Mais la fermeture des frontières à l’immigration de travail en 1974 marque la fin de ce mythe. En bloquant l’immigration de travail mais en reconnaissant le droit au regroupement familial (par une décision très importante du Conseil d’État de 19784), la « fermeture » des frontières a pour conséquence de transformer l’immigration d’hommes seuls5 en une sédentarisation de familles. 

Leurs enfants, devenus français mais guère reconnus comme des citoyens à part entière, se mobilisent ensuite dans les années 1980 pour revendiquer leur place dans la société. Le mouvement « beur » est lancé par les enfants des immigrés maghrébins mobilisés pour l’égalité à l’occasion des Marches pour les droits de 1983 et 1984. Il est à l’origine d’une première génération d’associations civiques issues de l’immigration6

Dans ce contexte, ce n’est qu’au milieu des années 1980 que le mot « intégration » commence à désigner ce qu’il désigne aujourd’hui : l’intégration des immigrés7. Ngram-Viewer montre qu’il faut attendre 1988 pour que cet usage du mot l’emporte sur tous les autres usages. Comment l’expliquer ? 

Plus d’immigrés, plus de débats ?

On reste d’abord frappé par le fait que l’irruption du mot ne correspond pas à un moment d’augmentation de l’immigration en France mais au contraire à un assez long moment de stabilisation de la part de l’immigration dans la population nationale, entre le milieu des années 1970 et le début des années 2000. Ce n’est donc pas pour s’emparer d’un problème d’intégration posé par une éventuelle forte augmentation de l’immigration que le mot s’est imposé comme un terme central du débat. 

Un autre élément attire aussi l’attention : le suffrage recueilli par le Front national (FN) change considérablement d’échelle au cours de la période. 1988 est une année d’élections, à la fois présidentielles et législatives. Or, cette année-là, le FN attire 45 fois plus de voix qu’en 1973 aux élections législatives et 30 fois plus qu’en 1974 aux élections présidentielles. Cette percée du FN sur la scène électorale exerce une pression sur le débat à propos de l’immigration. Le débat se transforme en conséquence, les partis politiques traditionnels étant bousculés par la façon dont le FN met l’immigration au centre du débat. 

Une compétition s’installe entre la droite parlementaire classique et l’extrême-droite sur le sujet. La question de l’immigration en France se déplace d’une problématique économique et sociale (le travail et le logement notamment) vers une problématique identitaire (leur « distance culturelle » à la société française)8. C’est ainsi qu’un lexique nouveau de l’intégration des immigrés prend forme au milieu des années 1980, sous l’effet d’une forte politisation qui fait de l’immigration un enjeu politique clivant qu’il n’était pas encore dans l’après-guerre puis après les indépendances. 

Le problème de l’intégration, c’est que l’intégration est toujours vue comme un problème

Le mot conserve aujourd’hui cette connotation identitaire plutôt que sociale héritée de sa politisation dans les années 1980. Le non-dit qui l’entoure, c’est que l’intégration serait toujours un problème (d’identité). Historiens et sociologues ont pourtant depuis longtemps montré que la réalité est différente. 

Pour les sociologues, la notion d’intégration appelle une précision très importante : ce ne sont pas les individus qui « s’intègrent » mais c’est la société tout entière qui est « intégrée ». Fait social par excellence, l’intégration qui occupe les sociologues n’a que peu à voir avec l’usage courant du terme lorsque celui-ci est appliqué à des parcours individuels.

La recherche montre également que le terme devient incompréhensible, voire offensant, lorsqu’il est utilisé pour parler de l’appartenance de personnes qui, nées françaises en France, ont un nom d’origine étrangère ou habitent un quartier populaire9. En suggérant une distance culturelle vis-à-vis de ces populations, pourtant françaises au même titre que les autres, le mot crée la perception d’une frontière tangible à l’intérieur de la société. Le sens d’« intégration » s’en trouve largement modifié par rapport à la définition du Larousse : ce n’est plus de « fusion » mais de mise à distance dont il s’agit.

Alors « contrôle » et « intégration », un vrai « donnant-donnant » ?

Le résultat de ce glissement sémantique est que le seul mot d’« intégration », qui semble a priori compenser le durcissement des règles de « contrôle » de l’immigration vers la France, produit paradoxalement l’effet inverse dans son sous-texte. Intégration suggère aujourd’hui beaucoup moins un projet d’émancipation que de fermeture ethnique et raciale autour du groupe perçu de l’extérieur comme immigré. 

La dimension post-coloniale est très présente et ce n’est pas un hasard. Les débats sur l’immigration insistent d’abord sur le besoin d’« intégration » des personnes venues des anciennes possessions coloniales de la France (principalement le Maghreb et l’Afrique subsaharienne) plutôt que de celles venues des pays occidentaux. Ce n’est pas une question de nombre (les Portugais ont longtemps été le premier groupe immigré en France) mais de perceptions racialisées de la figure de l’immigré.

Dès le moment où le mot est apparu pour définir l’identité politique de la France comme pays d’immigration, à la fin des années 1980, il a été configuré comme une question d’islam et « d’origines » différentes de celles des « immigrés d’hier » (les Italiens, Polonais, Portugais ou Espagnols). 

En rosissant l’histoire migratoire pourtant difficile des « immigrés d’hier » (racisme, discriminations, grande pauvreté et violence), on a pu considérer les « immigrés d’aujourd’hui » comme des personnes à « problème d’intégration » et les singulariser pour cette raison. C’est cette conception qui justifie l’appel continu à ce que les immigrés « s’intègrent » mieux. 

« Intégration » et « contrôle » ne sont donc pas les deux pôles opposés d’une approche « équilibrée » sur le sujet, à la fois soucieuse d’« humanité » et de « fermeté », comme on l’entend souvent. 

Ils sont deux termes d’une pensée publique qui considère que l’immigration est toujours extérieure à la société française et que les personnes immigrées sont toujours a priori suspectes de ne pas vouloir s’intégrer ou de ne pas en avoir les capacités culturelles et morales. Bref, de ne pas pouvoir devenir de « vrais Français ». 

On peut donc considérer que l’« intégration » n’est pas une contrepartie du durcissement du droit des étrangers et des politiques migratoire depuis 40 ans en France. Il en fait pleinement partie, en mettant l’accent sur l’aspect socio-culturel de l’intégration (une différence qui serait un problème d’ordre public identitaire) plutôt que sur sa dimension socio-économique (une question de moyens pour accéder à la mobilité sociale). 

Notes

1 Schnapper, Dominique. La France de l’intégration. Paris, Gallimard, 1991. 

2 Weber, Eugen. La fin des terroirs : la modernisation de la France rurale 1870-1914. Paris, Fayard, 1983 (titre original : From Peasants into Frenchmen). 

3 Weil, Patrick. « Le statut des musulmans en Algérie coloniale. Une nationalité française dénaturée », Histoire de la justice, vol. 16, no. 1, 2005, pp. 93-109. 

4 Le « grand arrêt » GISTI, CFDT, CGT du 8 décembre 1978. 

5 Ben Jelloun, Tahar. La plus haute des solitudes. Misères affectives et sexuelles d’émigrés nord-africains. Paris, Seuil, 1977. Voir également Sayad, Abdelmalek. La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré. Paris, Seuil, 1999. 

6 Wihtol de Wenden, Catherine et Leveau, Rémi. La Beurgeoisie. Les trois âges de la vie associatives issues de l’immigration. Paris, Éditions du CNRS, 2001. 

7 Héran, François. « La démographie et son vocabulaire au fil des siècles : une exploration numérique », Population & Sociétés, Novembre 2013, n° 505. 

 8 Bertossi, Christophe. La citoyenneté à la française. Valeurs et réalités, Paris, Éditions du CNRS, 2016. 

9 Voir par exemple ce qu’il en est des populations issues de l’immigration maghrébine et subsaharienne dans les armées françaises : Bertossi, Christophe et Wihtol de Wenden, Catherine. Les couleurs du drapeau. L’armée française face aux discriminations. Paris, Robert Laffont, 2007.