Perin Emel Yavuz, Lio Ando-Bourguet et Hannah Bramekamp
Les politiques migratoires des partis sociaux-démocrates en Europe et aux États-Unis semblent de plus en plus converger vers des positions autrefois propres à la droite populiste. En empruntant des mesures restrictives et parfois controversées, ces partis pensent répondre aux supposées inquiétudes sécuritaires de leurs électorats, quitte à renoncer à des valeurs d’inclusion et de solidarité. Lorsqu’ils développent ou soutiennent des législations qui visent à limiter la présence des populations non-occidentales et à renforcer les frontières, les sociaux-démocrates respectent-ils encore les principes fondamentaux des démocraties libérales ?
Au Danemark, un modèle d’intégration en question
Au Danemark, Mohamed Aslam, chauffeur de taxi et résident de longue date à Copenhague, a dû quitter son logement du quartier de Mjolnerparken où il vivait depuis trente-sept ans. Classé « non-Occidental » par les autorités, il a été contraint de déménager dans le cadre des « lois ghettos », instaurées en 2018 pour réduire la proportion de résidents « non occidentaux » dans certains quartiers et prévenir la formation de « sociétés parallèles ». Cette histoire, publiée dans le quotidien suédois Dagens Nyheter et relayée par le Courrier International le 5 novembre 2024, raconte les conséquences de ces mesures, prises par un gouvernement social-démocrate, qui imposent qu’aucun quartier danois ne dépasse 30 % de résidents d’origine non occidentale en 2030. Pour Mohamed Aslam, cette expulsion n’est pas qu’un simple déplacement géographique, elle touche directement son identité : « Mais là, on nous parle de notre couleur de peau et de notre origine ethnique. Le gouvernement danois scinde la population en deux, on n’est plus égaux devant la loi. »
Cette politique, menée sous couvert de rénovation urbaine par la Première ministre sociale-démocrate Mette Frederiksen, a été portée par les habitants de Mjolnerparken devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) au motif de discrimination ethnique. « Quand l’appartenance ethnique sert de critère pour modifier la démographie d’un quartier, nous estimons qu’il y a discrimination », dénonce l’avocat Eddie Khawaja, qui interroge la conformité de ces lois avec la directive européenne sur l’égalité. La CJUE se prépare à rendre son avis en 2025.
Pour imposer la mixité sociale et l’intégration, cette politique danoise adopte certains mécanismes de la ségrégation, comme les critères ethniques, au profit d’une gentrification accélérée. Au nom de la cohésion sociale, les populations catégorisées « non occidentales » se retrouvent ciblées au risque d’accentuer leur marginalisation et de limiter leur intégration. Comment en est-on arrivé à définir une politique de la ville aussi paradoxale dans une Europe du Nord pourtant prise comme modèle ? On se souvient, par exemple, que la droite française s’est largement inspirée du modèle danois lors du débat sur la loi immigration voté en 2023, alors même qu’il est constitué de mesures très strictes portées par l’ensemble du spectre politique du pays, jusqu’à la gauche sociale-démocrate.
Quand les sociaux-démocrates adoptent le langage de la fermeté
Le durcissement des politiques migratoires et d’intégration n’est, en effet, pas seulement le fait d’une droite acquise aux idées de l’extrême-droite. Les gouvernements sociaux-démocrates européens, traditionnellement plus modérés, adoptent eux aussi des politiques d’immigration et d’intégration très fermes pour répondre à ce qu’ils pensent être les préoccupations des électeurs et chercher à freiner la montée des partis populistes.

En octobre 2023, le Chancelier allemand Olaf Scholz (SPD) a ainsi résumé sa politique migratoire en déclarant : « Nous devons nous résoudre à des expulsions massives ». Cette politique cherche à attirer des travailleurs qualifiés tout en durcissant les conditions d’asile au point d’en vider la substance, un virage pris sous la pression de la montée de l’extrême droite, notamment du parti AFD. L’implosion de la coalition menée par Olaf Scholz sur des motifs économiques suggère que la restriction de l’immigration n’est pas le sujet de fond auquel répondre dans le contexte de la crise économique.
Nommé Premier ministre suite à la victoire du parti travailliste aux élections législatives anticipées du 4 juillet dernier, Keir Starmer développe, quant à lui, une politique migratoire « pragmatique » cherchant à s’inspirer des succès d’autres pays contre l’immigration illégale. En visite à Rome en septembre 2024, il a salué la politique migratoire de Giorgia Meloni (Fratelli d’Italia, extrême-droite), notamment son accord avec l’Albanie pour la création de centres d’enregistrement des demandeurs d’asile.
Quant aux États-Unis, la candidate démocrate, Kamala Harris, a fait campagne sur la volonté affichée d’une politique migratoire beaucoup plus sévère que celle de Joe Biden, quatre ans plus tôt. La perception négative des citoyens américains vis-à-vis de la gestion démocrate de la frontière a pesé sur la campagne de Kamala Harris. Malgré un programme très sécuritaire, qui prévoyait notamment d’investir massivement pour renforcer la frontière du Mexique, elle ne pouvait rivaliser avec les slogans populistes de Donald Trump qui promettait des « déportations massives » d’immigrés en situation irrégulière, un retour du « Muslim ban », et la mise à l’arrêt de la politique d’asile états-unienne.

Quand l’inclusion cède au nativisme : un tournant social-démocrate ?
La convergence idéologique entre les sociaux-démocrates et les droites populistes en matière de politique migratoire est très révélatrice du déplacement des clivages au sein des démocraties libérales occidentales.
Ce n’est pas la gauche contre la droite, ni les progressistes contre les conservateurs. Aujourd’hui, le clivage se situe entre ceux pour qui les personnes perçues comme étrangères (surtout si elles sont musulmanes) sont un problème et ceux qui n’ont pas renoncé aux principes démocratiques d’égalité, d’émancipation et de solidarité. D’une part, on soutient une conception nativiste de la citoyenneté définie comme un droit héréditaire réservé à ceux qui sont nés sur le territoire. De l’autre, on défend la citoyenneté comme un espace d’inclusion et d’intégration sociale.
Ces glissements idéologiques posent donc une question essentielle : les partis sociaux-démocrates qui se replient sur une conception exclusive de la citoyenneté appartiennent-ils encore pleinement à l’arc démocratique ? Il semble qu’en ciblant certaines populations au détriment des principes d’inclusion, les politiques qu’ils mettent en œuvre renoncent ouvertement aux valeurs universelles et égalitaires pourtant au cœur de ce qui constitue une véritable démocratie.