Dans le brouillard, quelques clarifications — Revue du 13 juillet 2024

Perin Emel Yavuz et Lio Ando-Bourguet

26–39 minutes

Au soir du résultat des élections européennes, le 9 juin, Emmanuel Macron a choisi de dissoudre l’Assemblée nationale, prétextant un besoin de « clarification ». Il était pourtant clair que le Rassemblement national (RN) était arrivé largement en tête et que le parti présidentiel avait subi une défaite écrasante. Aux yeux d’un Président qui privilégie systématiquement la tactique sur la politique, c’était le moment d’accélérer : offrir une majorité parlementaire au RN pour le porter au gouvernement. L’objectif ? Le confronter à l’exercice du pouvoir et exposer son incompétence en prévision de la présidentielle de 2027. 

Mais, ce gamble, comme on dit au poker lorsqu’un joueur prend des risques inconsidérés, s’est soldé par un échec. Les résultats des élections législatives anticipées donnent le Nouveau Front populaire en tête (NFP), au sein d’une Assemblée fragmentée et sans majorité absolue pour gouverner. « En tilt », aveuglé et décontenancé comme un joueur de poker face à sa perte, Macron opère un braquage institutionnel et politique. Il prétend que personne ne l’a emporté, refuse la démission du Premier ministre, lance l’idée d’une grande coalition républicaine, et relance les attaques contre la France insoumise pour casser l’unité de la gauche. 

À cette heure, nous sommes dans le brouillard. Malgré les divisions, le NFP cherche à s’accorder sur un Premier ministre et à rappeler le garant des institutions au respect de la tradition républicaine. S’il y parvient, le NFP sera-t-il en mesure de gouverner avec les deux tiers de l’Assemblée prêt à déclencher une motion de censure ? S’il n’y parvient pas, la grande coalition appelée de ses vœux par Macron se construira-t-elle alors que le groupe présidentiel se disloque et que Les Républicains (LR) en ont refusé le principe ? 

Cependant, des choses importantes sur les dysfonctionnements de notre démocratie se sont clarifiées.

Le déchaînement raciste dans la rue et dans le débat public a jeté une lumière crue sur l’état du racisme en France. Les révélations sur le pedigree en la matière des candidats d’un RN qui monte en puissance ont ajouté à cette réalité la confirmation de la nature profonde de ce parti. La lutte contre le racisme et les discriminations est plus que jamais un impératif démocratique.

Le traitement des partis et des candidats dans les médias dominants, privés et publics, tout au long de cette campagne éclair, a levé le voile sur leur partialité et leur irresponsabilité. Mise en avant du RN et d’Ensemble (alliance présidentielle), brutalisation des candidats de gauche, fausses informations, feuilletonnage… C’est simple : il n’y a pas eu d’information sur le fond des programmes mais une volonté outrancière de fabriquer une opinion favorable à ceux qui maintiendront l’ordre établi, dans un alignement insidieux sur les médias Bolloré. Pour alimenter cette propagande, les médias ont pris pour argent comptant les sondages sans questionner leur fiabilité. Or, sur les 27 sondages réalisés entre le 10 juin et le 5 juillet, aucun n’a envisagé, dans ses prévisions, d’autre scénario que le RN en tête. Dans un moment aussi grave pour l’avenir de notre pays, c’est une faillite éthique. Le droit à l’information est une condition démocratique qui doit être rétablie.

La victoire de la gauche dit plusieurs choses. Il y a d’abord la mobilisation des citoyen·nes qui ont mené campagne, avec une capacité d’auto-organisation collective et individuelle, partisane ou non, y compris au sein des minorités, pour protéger nos valeurs démocratiques. La leçon des élections européennes, ensuite, nous a rappelé qu’en des temps dangereux, la gauche doit rester unie. C’est elle, en effet, qui tient le plus solidement ses appuis sur les principes démocratiques et qui tient le barrage républicain, comme le montre le résultat des élections législatives. Il lui faut maintenant s’unir sur la rupture avec les logiques qui nous divisent. C’est un des enjeux de la lutte contre l’extrême-droite, qui reste en embuscade.

Le macronisme est fini mais Emmanuel Macron dérive, seul. Cet homme privé des valeurs démocratiques, celles qui nous rassemblent, pourrait encore nous préparer un mauvais tour. Rien n’est joué, restons éveillé·es et mobilisé·es.

Sommaire

Les principales choses à retenir des résultats

Victoire pour la gauche, contre toutes les prédictions des sondages. Le NFP est arrivé en tête du scrutin avec 182 sièges, suivi d’Ensemble, 168 sièges, du RN, 143 sièges, et de LR, 46 sièges. C’est donc la gauche qui s’impose comme première force politique à l’Assemblée. Pourtant, jusqu’à la veille, les sondages plaçaient le RN en tête, suivi du NFP. Ils ont largement sous-estimé le « barrage républicain » contre le RN, tout autant qu’ils ont surestimé l’effet repoussoir de Mélenchon sur le report des électeur·ices macronistes vers le NFP. Face à la menace énorme que représentait le risque d’un RN majoritaire à l’Assemblée, le soulagement est réel, et les attentes vis-à-vis de la gauche élevées. 

Eugénie Boilait et Clara Hidalgo, Législatives 2024 : pourquoi les sondages n’avaient pas anticipé la victoire de la gauche, Le Figaro, 7 juillet 2024

Yunnes Abzouz, Dan Israel, Zeina Kovacs, Mathilde Mathieu et Khedidja Zerouali, « Je peux sortir de chez moi sans avoir honte de mon pays » : le soulagement de la France anti-RN, Médiapart, 8 juillet 2024

Si le « barrage républicain » a fonctionné, c’est en premier lieu grâce à la gauche. Selon Ipsos-Talan, alors que 72 % des électeur·ices NFP ont voté Ensemble au second tour dans un duel avec le RN, seuls 43 % des électeur·ices Ensemble ont voté NFP au second tour pour faire barrage au RN. En conséquence, le RN a eu plus de chances de gagner face à la gauche : 4 victoires sur 10 duels face à la gauche, et moins de 2 victoires sur 10 duels face à Ensemble ou à un autre parti de droite. Tout de même, le RN n’a gagné au second tour que dans 40 % des circonscriptions où il était en tête au premier tour.

C’est donc Ensemble qui a le plus bénéficié du barrage contre le RN, remportant toutes les circonscriptions où il était arrivé en tête au premier tour et 82,2 % des duels face au RN, tandis que le NFP a gagné dans moins de 60 % des cas. Quoiqu’il en soit, la nouvelle Assemblée est morcelée, composée de trois blocs sans majorité absolue. Cela illustre à la fois la différenciation nette de l’ancrage territorial des partis en tête, et la limite du mode de scrutin actuel, qui favorise des campagnes de coalition et rend l’électeur·ice plus dépendant·e des logiques d’offre.

Fabien Escalona et Donatien Huet, Législatives : tout le monde a un peu gagné (et perdu), Médiapart, 8 juillet 2024

La défaite du RN est à moduler. Plus de 10 millions d’électeur·ices ont voté pour le bloc d’extrême droite et plus de 7 millions pour la gauche unie. Le RN a obtenu son meilleur score jamais atteint au second tour des législatives, avec plus de 37 % des suffrages exprimés en incluant ses alliés de droite. Le RN a bénéficié de la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron. Le RN seul obtient 29,2 % des suffrages exprimés au premier tour, soit 19 % du corps électoral. 

Parmi la centaine de candidat·es RN condamnables pour propos racistes, islamophobes, antisémites, homophobes… 28 ont été élu·es député·es. Ils et elles représentent 20 % des 142 sièges remportés par l’alliance d’extrême-droite. Ces chiffres sont à mettre en corrélation avec ceux du baromètre racisme de la CNCDH : 

  • 94 % des électeur·ices et sympathisant·es du RN ont le sentiment qu’il y a trop d’immigré·es en France (contre 55 % en moyenne)
  • 93 % qu’ils viennent avant tout pour profiter des aides sociales (contre 60 %)
  • 91 % disent ne plus se sentir chez eux en France comme avant (contre 51 %)
  • 83 % que l’immigration est la principale cause d’insécurité (contre 43 %). 

Par ailleurs, les résultats historiques du RN aux législatives (passant de 2 députés en 2012 à 142 en 2024) ainsi qu’aux européennes lui assurent des financements publics significatifs, qui pourraient dépasser 20 millions d’euros par an. 

Mais l’ombre de la justice plane sur cette embellie. Marine Le Pen et le Rassemblement National (RN) sont, en effet, confrontés à une nouvelle enquête judiciaire pour des soupçons de financement illicite de la campagne présidentielle de 2022. L’enquête, ouverte suite à un signalement de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques, porte sur des accusations pour « prêt d’une personne morale à un candidat », « détournement de biens », « escroquerie », parmi d’autres. Cette situation arrive après une défaite aux élections législatives et s’ajoute aux précédents démêlés judiciaires du RN, notamment une condamnation pour escroquerie liée aux kits de campagne de 2012. De plus, un procès pour détournement de 6,8 millions d’euros de fonds du Parlement européen impliquant Marine Le Pen et 24 autres personnes est attendu en septembre. En cas de poursuites, Marine Le Pen risque jusqu’à cinq ans d’inéligibilité, compromettant ainsi sa candidature à la présidentielle de 2027.

Si la montée du RN est quelque peu freinée en France, celle de l’extrême-droite au Parlement européen se poursuit. Le RN a rallié le groupe d’extrême-droite « Patriotes pour l’Europe » initié par Viktor Orban (premier ministre Hongrois), pour tenter de former la troisième force parlementaire. Le RN a préféré ne pas dévoiler cette stratégie avant le second tour des législatives pour éviter toute polémique qui pourrait nuire à ses résultats électoraux en France (notamment la visibilisation de ces sympathies pro-russes), mais Bardella a désormais confirmé cette adhésion. Orban vise à constituer une minorité de blocage au sein de l’UE. « Patriotes pour l’Europe » comprend également Vox (Espagne) et Vlaams Belang (Belgique), et surpasse maintenant le groupe Renew des élu·es macronistes.

Déni de la défaite et sale popol

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Au soir du résultat des élections législatives, la situation était claire. Dictée par la tradition républicaine et la défaite d’Emmanuel Macron et de Gabriel Attal, la démission du Premier ministre était la première étape. « Emmanuel Macron n’a pas le choix, ce n’est pas à lui de choisir le Premier ministre », commentait le constitutionnaliste Jean-Philippe Derosier sur France Info. Mais, de moins en moins rationnel, le président a refusé la démission de son Premier ministre, exprimant d’une façon le refus de sa propre défaite. Et Derosier de poursuivre au micro de LCP : « un Président de la République qui refuse la démission d’un Premier ministre, au lendemain d’une élection qui a confirmé sa défaite, c’est une forme d’irresponsabilité. »

Législatives 2024 : « Emmanuel Macron n’a pas le choix, ce n’est pas à lui de choisir le Premier ministre », insiste un constitutionnaliste, Le grand témoin, FranceInfo, 8 juillet 2024

Dans la foulée, en rupture avec la tradition d’un gouvernement démissionnaire, il a chargé son gouvernement de gérer les affaires courantes, ce qui signifie que son action est limitée : il peut toujours nommer les préfets et autres hauts fonctionnaires, engager de nouvelles dépenses, faire passer des décrets, modifier un règlement ou lancer un plan. Les ministres ne se sont pas fait priés : Bruno Lemaire a annoncé 5 milliards d’économie, Nicole Belloubet poursuit la réforme de l’école en annonçant le maintien des groupes de niveau à la rentrée, Marc Fesneau et Catherine Vautrin ont fait passer un décret qui permet concrètement de suspendre le repos hebdomadaire des ouvriers agricoles — une mesure choquante alors que 6 saisonniers ont perdu la vie en une semaine lors des vendanges de 2023 à cause de la chaleur excessive. Le 12 juillet, l’entourage d’Emmanuel Macron a fait savoir qu’il « [compte]rait accepter la démission de Gabriel Attal mardi 16 juillet après le Conseil des ministres ».

Entretemps, le 10 juillet, Emmanuel Macron a publié une lettre aux Français, qui a été très mal perçue, appelant à la formation d’une majorité plurielle. Dans sa lettre, Emmanuel Macron appelle les « forces républicaines » à « engager un dialogue sincère et loyal pour bâtir une majorité solide, nécessairement plurielle ». Il insiste sur la nécessité de prendre « un peu de temps pour bâtir ces compromis avec sérénité et respect de chacun ». Reprenant l’élément de langage lancé par Gérald Darmanin trois jours plus tôt, Macron souligne que « personne ne l’a emporté » lors des élections et demande à ces forces politiques de se reconnaître dans les institutions républicaines pour travailler ensemble de manière constructive. À aucun moment il ne mentionne le Nouveau Front populaire, alors que le camp macroniste pilonne la France insoumise sans interruption à coup d’éléments de langage répétés à l’envi. L’objectif est clair : casser l’unité du Nouveau Front populaire. En témoigne le recrutement au sein de l’Élysée de l’ancien socialiste, Christophe Borgel, chargé de cette mission avec Julien Denormandie et Stéphane Séjourné, selon la révélation de La Lettre.

À gauche, cette initiative a été vivement critiquée et perçue comme un déni de défaite et un coup de force antidémocratique. Le Rassemblement national a également condamné le texte, accusant Macron d’irresponsabilité et d’arrangements indignes. Au sein du parti Renaissance, les réactions ont été partagées entre soutien à une large coalition et rejet d’une alliance avec la gauche. Les Républicains ont, pour leur part, rejeté toute coalition avec la gauche, préférant un Premier ministre « d’intérêt public » pour sortir de l’impasse politique.

« On choisit la force arrivée en tête au soir du scrutin, c’est la tradition républicaine », a expliqué, sur LCI, Dominique de Villepin, qui fait figure de sage depuis plusieurs mois sur des sujets clivants. Et d’ajouter : « Ce Nouveau Front populaire, à partir de celui qui le dirige, est chargé de former un gouvernement » Cependant, il avertit que diriger dans la situation actuelle est un « bâton merdeux », soulignant les défis à venir. De Villepin a également suggéré que si la confusion persiste, Emmanuel Macron pourrait être confronté à la nécessité de démissionner pour résoudre la crise.

Du côté des syndicats, qui ont appelé et activement participé au barrage contre l’extrême-droite, l’appel à respecter le résultat du scrutin est unanime. Au micro de France Inter, Marylise Léon (CFDT) estime légitime que le Nouveau Front populaire, en tête des élections, impose ses conditions pour former un gouvernement basé sur leur programme, en respectant ainsi le vote des citoyens. Elle souligne l’importance des compromis nécessaires, compte tenu des choix effectués par les électeurs, notamment face à la montée de l’extrême droite. Même son de cloche à la CGT. Sophie Binet exprime clairement que le président doit prendre acte des résultats électoraux en demandant au parti arrivé en tête, le Nouveau Front populaire, de nommer un Premier ministre. Elle insiste également sur l’importance de respecter le processus parlementaire pour construire des majorités autour des réformes nécessaires pour le pays. « La lettre qu’il a adressée aux français·es suscite une grande colère qui provoquera le chaos s’il ne respecte pas le résultat des urnes », alerte-t-elle, appelant à rejoindre le rassemblement citoyen prévu le 18 juillet, jour de la première session parlementaire, devant l’Assemblée nationale et les préfectures.

Une telle situation n’est pas inédite. Elle trouve un précédent dans ce qui fut appelé le coup du 16 mai 1877, nous rappelle Céline Malaisé (PCF), lorsque le président monarchiste Mac-Mahon remplaça le Premier ministre républicain Jules Simon par Albert de Broglie, aboutissant quelques mois après à la dissolution de la Chambre des députés. Malgré cette tentative de diminuer l’influence républicaine, les républicains remportèrent les élections suivantes, forçant Mac-Mahon à démissionner en janvier 1879 et consolidant la Troisième République en affirmant la suprématie du Parlement. 

Statut de @CelineMalaise sur X, 9 juillet 2024

La stratégie de délégitimation de Macron et le casse-tête institutionnel plongent la gauche dans une situation de division dangereuse. Trois jours après les élections législatives remportées par le NFP, la pression monte sur l’alliance de gauche alors que Macron désavoue sa victoire et cherche à la diviser en appelant à une coalition sans LFI. Olivier Faure (PS) et Jean-Luc Mélenchon (LFI) ont vivement réagi aux propos de Macron, dénonçant un mépris du vote populaire. Faure a exhorté Macron à respecter le suffrage universel, tandis que Mélenchon a dénoncé une tentative de contournement démocratique. Depuis dimanche, le PS, LFI, les Écologistes et le PCF multiplient les réunions pour se mettre d’accord sur un Premier ministre et la composition du gouvernement. Les discussions avancent lentement. Les socialistes ont proposé Olivier Faure comme candidat, mais cette proposition se heurte à l’opposition de LFI, qui revendique également le poste. 

Une bataille de chiffres se joue entre le PS et LFI concernant le nombre de député·s, chacun revendiquant la majorité au sein de la coalition. En effet, les « frondeurs » de LFI, incluant François Ruffin et Clémentine Autain, se sont détachés du parti, créant une incertitude sur la composition finale des groupes parlementaires. Les négociations se poursuivent, mais des divergences importantes émergent entre celles et ceux voulant gouverner strictement sur la base du programme du NFP et celles et ceux favorables à un gouvernement technique pour obtenir des petites victoires. Certain·es espèrent rallier des macronistes « de gauche », tandis que d’autres envisagent une coalition avec la droite. Le risque est de perdre l’importante dynamique de soutien générée par les législatives anticipées où la gauche a montré sa capacité de mobilisation face à la menace de l’extrême-droite. Son succès électoral, cependant, tient davantage à la volonté de barrage qu’à son programme. Les divisions internes peuvent venir heurter les aspirations de sa base électorale à une démocratie plus ouverte et participative et une gouvernance transformative et inclusive.

Interrogée sur la crise institutionnelle post-électorale en France et sur les limites de la Ve République, dans Politis, la constitutionnaliste Charlotte Girard souligne que la frustration des électeurs résulte des choix politiques restreints entre centre droit, droite et extrême droite, sans véritable alternative politique. Peut-être plus en raison de facteurs économiques et sociaux qu’en raison d’une crise institutionnelle, la Ve République peine à former des majorités, malgré son cadre conçu pour favoriser le président. Cette situation pourrait conduire à un régime parlementaire où l’Assemblée nationale jouerait un rôle prépondérant dans la gouvernance, sans exécutif stable. « Il est probable qu’il se produise quelque chose d’assez inédit : que les acteurs politiques de 2024 soient amenés à modifier l’équilibre politique de notre République. On est peut-être à l’aube d’une révision constitutionnelle majeure qui aurait pour effet de faire changer la nature du régime par l’usage ou par le fait », s’inquiète-t-elle. Charlotte Girard propose une refondation institutionnelle démocratique, impliquant les citoyens dans un débat transparent sur l’avenir constitutionnel de la France.

Michel Soudais, « On est peut-être à l’aube d’une révision constitutionnelle majeure ». Entretien avec Charlotte Girard, Politis, 9 juillet 2024.

La macronie ne fait barrage au RN que par intérêt électoral. Alors que le RN est arrivé troisième aux élections législatives, Libération nous apprend que Thierry Solère, ancien conseiller d’Emmanuel Macron, jouerait le rôle d’agent de liaison entre le camp présidentiel et le RN pour permettre le processus de dédiabolisation du parti d’extrême-droite. Il aurait ainsi organisé des rencontres secrètes entre des membres du camp macroniste, notamment Edouard Philippe et Sébastien Lecornu, et des figures du Rassemblement national (RN) comme Marine Le Pen et Jordan Bardella. En jouant ce rôle d’intermédiaire, Thierry Solère faciliterait des discussions potentiellement stratégiques ou tactiques, surtout dans le contexte politique tendu avant et après la dissolution de l’Assemblée nationale en France. Les démentis des protagonistes soulignent la sensibilité et l’importance de ces interactions politiques discrètes.

Laurent Léger, Charlotte Chaffanjon, Service Checknews et Nicolas Massol, Chez Thierry Solère, les dîners secrets de la macronie et du RN, Libération, 9 juillet 2024

Après les révélations de Libération, Édouard Philippe a reconnu sur TF1 avoir dîné avec Marine Le Pen, tout en le minimisant : « Oui, c’est vrai. Nous avons dîné, parce qu’on se connaît peu, on a dîné, on a constaté à l’occasion du dîner qui était un dîner cordial que nous avions des désaccords très profonds sur de très nombreux sujets ». Au sein du camp macroniste, le malaise est palpable. François Bayrou a qualifié cette rencontre de « mauvais signal » pour le pays, soulignant un « fossé infranchissable » entre la macronie et l’extrême droite. « Ce n’est pas anodin », commente Sylvain Maillard. « Je n’y serais pas allée si j’avais été invitée », s’offusque Aurore Bergé. « Édouard Philippe dîne avec qui il souhaite, moi je n’aurais pas dîné avec Marine Le Pen », dit Gérald Darmanin. Christophe Béchu a défendu Philippe en soulignant qu’il est important de connaître ses adversaires politiques, tandis que Sébastien Chenu du RN savoure : « Quand Édouard Philippe dîne avec Marine Le Pen, je n’ai pas le sentiment que nous sommes des pestiférés ».

Le poids de la « charge raciale »

« Dans les quartiers populaires du pays, […] des jeunes ont fait le taf face aux fafs. » Alors que la parole raciste s’est lâchée comme jamais pendant la campagne, une autre parole s’est « libérée » dans les quartiers populaires, observe Rachid Lareiche dans Libération. Des jeunes, blessés par les mots, les coups et l’ambiance, ont exprimé leur rapport à la France de manière directe et sincère. Ils ont pris au sérieux cette élection non pas en tractant pour un candidat mais en discutant profondément de leur place et de leur avenir en France. Une discussion banale dans une sandwicherie en Seine-Saint-Denis illustre bien cette dynamique. Un homme, né à Paris de parents maliens et marié à une femme d’origine marocaine, dit à son ami : « Je suis chez moi ici, je suis français. J’espère un jour avoir des enfants et ils seront français. Qui va venir en face pour me dire le contraire ? » Cette question rhétorique souligne une affirmation d’appartenance forte et inébranlable.

Les jeunes des quartiers populaires ont eu eux aussi des débats passionnés et réfléchis, souvent ignorés par les spécialistes des plateaux télévisés. Ils se sont interrogés sur la politique, leur avenir et leur rôle en tant que citoyens français. En bas des tours, sur les réseaux sociaux et lors de dîners, ils ont exprimé leurs opinions sur la gauche et les figures politiques à soutenir ou non. Ces discussions montrent une prise de conscience et une formation politique continue parmi les jeunes des quartiers. Après des événements marquants comme la mort de Zyed et Bouna en 2005, ou celle de Nahel en 2023, de nombreux jeunes envisagent de s’engager politiquement. Deux jeunes filles discutant à Paris incarnent cette détermination : « Je ne sais pas comment ils imaginent les choses, peut-être qu’ils nous méprisent, mais la France ne peut pas se faire sans nous. » Le « nous » ici est crucial, soulignant que ces jeunes se voient comme une part intégrale et indispensable de la nation française. Il serait temps de reconnaître et d’intégrer ces voix et histoires dans notre récit commun, car elles représentent une part essentielle de la France d’aujourd’hui et de demain.

Dans son essai La Charge raciale, Douce Dibondo explore le poids que les personnes racisées doivent porter pour survivre dans une société dominée par les blancs, en s’appuyant sur le concept de Maboula Soumahoro. Elle discute avec Médiapart de l’impact des élections et de la montée du RN sur la santé mentale et physique des personnes racisées. Douce Dibondo décrit comment la charge raciale, semblable à la charge mentale théorisée par les féministes, les épuise silencieusement. Elle explique également le concept de « racisme vicariant », où l’environnement rappelle constamment aux personnes racisées leur non-appartenance. Ce stress, exacerbé par les discours racistes, a des conséquences psychologiques graves, souvent transmises de génération en génération. Douce Dibondo appelle à une reconnaissance accrue de la parole des personnes racisées et à la nécessité de déstructurer le système raciste par l’éducation populaire et des actions politiques en non-mixité. 

Un an après la mort de Nahel Merzouk, trois nouvelles expertises judiciaires ont été remises aux juges d’instruction. L’expertise d’accidentologie confirme que la conduite de Nahel Merzouk était dangereuse, atteignant des vitesses élevées et franchissant plusieurs fois les 90 km/h. Ces données pourraient justifier le tir selon l’article 435-1 du code de la sécurité intérieure, qui permet aux forces de l’ordre de tirer sur des véhicules en fuite présentant un danger. Cependant, l’expert contredit l’affirmation de Florian M., l’officier à l’origine du tir, selon laquelle le véhicule représentait un danger immédiat pour les policiers, estimant que la voiture n’était pas en position de les écraser au moment du tir. L’expertise médicale écarte également l’hypothèse que Nahel Merzouk aurait redémarré le véhicule involontairement après avoir été étourdi par des coups, aucune marque de coups n’ayant été relevée sur son visage. L’avocat de la mère de Nahel, Nabil Boudi, estime que l’expertise écarte définitivement la légitime défense. L’avocat de Florian M., Laurent-Franck Liénard, conteste cette interprétation, soulignant la dangerosité du véhicule pour les usagers de l’espace public. Une confrontation judiciaire entre les deux policiers, les passagers et l’avocat de la mère de Nahel Merzouk doit avoir lieu prochainement.

Deux mois après le début de la crise en Kanaky, une dixième personne est tuée — Rock Victorin Wamytan, un kanak de la tribu de Saint-Louis, sous des coups de feu du GIGN. La réforme constitutionnelle approuvée par l’Assemblée nationale, à l’origine du début des révoltes en mai, a été suspendue par Macron trois jours après la dissolution. Mais le 22 juin, Eric Dupont-Moretti met en oeuvre l’instruction d’Emmanuel Macron de punir les « quelques-uns » qui seraient selon lui à l’origine de la situation : ce sont sept personnes de la Cellule de Coordination des Actions de Terrain (CCAT), indépendantistes mobilisés contre la réforme du corps électoral, qui sont donc détenues dans des prisons en France métropolitaine (Dijon, Mulhouse, Bourges, Blois, Nevers, Villefranche et Riom…), soit 17 000 km de chez elles et eux.

Cette déportation carcérale de leaders des révoltes et des résistances des colonies françaises est une pratique coloniale ancienne, rappelle histoirecoloniale.net, mise en œuvre de nombreuses fois au cours des 19e et 20e siècles. La machine judiciaire est utilisée sans remords pour contrôler et tenter d’écraser le mouvement indépendantiste des kanaks, alors que rien n’est entrepris contre les milices anti-indépendantistes et les civils récemment responsables des morts de kanaks.

Parmi les détenus figure Christian Tein, porte-parole de la CCAT, qui s’estime être un « prisonnier politique ». Lors des dernières élections législatives, la Kanaky a élu un député indépendantiste, Emmanuel Tjibaou, pour la première fois en 38 ans, avec un record de participation électorale. Celui-ci devrait siéger avec le Nouveau Front Populaire. Il est le fils de Jean-Marie Tjibaou, assassiné en 1989, et le frère de Joël Tjibaou, un des prisonniers en métropole. La mort de Rock Victorin Wamytan souligne le rapport de violence qui persiste en Kanaky entre certains jeunes qui se révoltent contre l’ordre colonial, et les forces de l’ordre — situation tragique dans laquelle le travail d’apaisement semble revenir aux seuls chefs coutumiers.

Géraldine, une travailleuse du sexe trans péruvienne de 30 ans, a été poignardée et tuée dans son appartement à Paris. L’assassin présumé s’est dénoncé à la police, affirmant avoir paniqué en découvrant la transidentité de Géraldine, révélant ainsi le caractère transphobe du crime. Ce meurtre s’inscrit dans un contexte de violences croissantes contre les personnes trans en France, exacerbées par des discours et des lois transphobes (attaques des TERF, promotion de leur livre par l’extrême droite, proposition de loi LR contre les transitions des mineurs, propos de Macron sur les « changements de sexe en mairie »…). Dans leur communique de presse, plusieurs associations (Acceptess-T, PASTT et STRASS) dénoncent le contexte politique répressif qui provoque davantage d’insécurité pour les travailleuses du sexe, et parlent notamment de la précarité supplémentaire que subissent les femmes trans TDS sans-papiers. Un rassemblement en hommage à Geraldine est prévu le 16 juillet à Paris.

Acceptess-T, Meurtre de Geraldine, une transphobie et une insécurité « ubuesques » !, Le Club de Médiapart, 10 juillet 2024

François Burgat, politologue spécialiste de l’islam politique et directeur de recherche au CNRS, a été placé pendant huit heures en garde à vue pour « apologie du terrorisme ». Connu pour ses positions sur le génocide des palestiniens à Gaza, il a été convoqué par la police à Aix-en-Provence après une plainte de l’Organisation Juive Européenne concernant un repost sur X. Burgat y exprimait son soutien à Gaza et critiquait la position de la France sur le Hamas, affirmant avoir plus de respect pour les dirigeants du Hamas que pour ceux d’Israël. Cette action des autorités françaises s’inscrit dans un climat d’intimidations contre les soutiens au peuple palestiniens, souvent influencé par des groupes pro-israéliens. Mais plus encore, il s’agit d’une atteinte à la liberté académique qui rappelle la campagne lancée par le gouvernement macroniste contre le prétendu « islamo-gauchisme ». 

Jean-François Bayart, Placement en garde à vue d’un chercheur, François Burgat, Le Club de Médiapart, 10 juillet 2024

Information ou propagande ?

L’effondrement moral des médias dominants. Selon une étude de l’Ifop réalisée après les élections européennes, 44 % des téléspectateurs du JT de TF1 ont voté pour le RN, 7 % pour le PS et 6 % pour LFI. Ceux du JT de France 2 ont, quant à eux, voté pour la liste Place publique et PS à 26 % et Renaissance à 23 %. Suite à la dissolution surprise du 9 juin, les chaînes se sont repliées sur des publics déjà acquis. Elles ont intensifié leur couverture des législatives anticipées et transformé la campagne en un « récit feuilletonnant », commente la chercheuse Céline Ségur. « C’était un gros bazar, le débat s’est exacerbé avec des mensonges proférés à l’antenne. […] Nous trouvions qu’il pouvait y avoir une complaisance pour l’ex-majorité présidentielle par rapport au Nouveau Front populaire, notamment au travers du traitement de Nathalie Saint-Cricq », rapporte Pierre Mouchel, délégué de la CGT à France Télévisions.

Le bruit médiatique a été aussi important que pour la présidentielle de 2022. La Fondation Jean Jaurès a compté pas moins de 16 124 contenus (télé et radio compris) entre le 9 et le 21 juin, soit cinq à sept sujets quotidiens aux JT de TF1 et France 2. L’ensemble de la couverture de la campagne a profité à Jordan Bardella et Éric Ciotti, souvent sous l’influence de groupes médiatiques comme celui de Vincent Bolloré. Ils ont été les plus mentionnés (respectivement 1 005 et 844 fois), après Emmanuel Macron (2 014 fois). Cette séquence a révélé l’impact crucial du traitement médiatique sur le déroulement des campagnes électorales. « Chaque fois qu’il y a un moment de tension politique dans l’histoire contemporaine, les médias se mettent à défendre plus ouvertement les intérêts de leurs patrons », observe Dominique Pinsolle, historien. Et cela touche aussi la radio publique dont la direction est critiquée en interne par des journalistes. Certains témoignages remontent et confirment que les chaînes de Radio France ont refusé de renouer avec un traitement spécifique pour l’extrême-droite. « La chefferie nous a très vite dit qu’il n’était pas question d’appeler à faire barrage et de ne surtout pas tenir un discours anti-extrême droite », relate, par exemple, un journaliste de France Culture.

Cette couverture médiatique « a été un quasi coup d’État médiatique des médias Bolloré », observe la députée Sophie Taillé-Polian (EELV), qui a été membre de la commission TNT à l’Assemblée nationale et qui milite pour le retrait de l’agrément de l’Arcom aux chaînes de de Vincent Bolloré. CNews et C8 sont en effet sur la sellette alors que se déroulent les auditions auprès de l’Arcom pour le renouvellement de leurs fréquences TNT. Ces chaînes ont été vivement critiquées et sanctionnées pour leurs dérives, notamment celles de Cyril Hanouna sur C8. Le processus d’audition des 24 candidats aux 15 fréquences se poursuit jusqu’au 17 juillet, avec des nouveaux venus comme Ouest-France et Le Média, tandis que les chaînes établies comme BFM-TV et TMC cherchent à renouveler leur présence malgré leurs pertes financières. 

« Si C8 est reconduite, c’est qu’il n’y a pas d’Arcom », a exprimé Marcel Rogemont, ancien député du groupe socialiste, entendu par la commission TNT à l’Assemblée. Cette commission visait à exercer une pression sur les chaînes comme CNews et C8, souvent rappelées à l’ordre par l’Arcom pour leur manque de contrôle de l’antenne. Aurélien Saintoul (LFI), rapporteur de la commission, n’imagine pas quant à lui le renouvellement de C8 et CNews compte tenu du nombre de rappels à l’ordre. Mais, ne pas renouveler leurs autorisations pourrait être perçu comme une censure du système. 

De toute évidence, il est temps de réviser la loi sur la concentration de la presse devenue obsolète, comme le plaide Daniel Schneidermann dans Arrêt sur Images. Constant la polarisation extrême de la société française, il considère que Bolloré, par son soutien à l’extrême droite et la diffusion de fausses informations, est un acteur majeur de cette situation. Une régulation est urgente pour limiter l’influence excessive de Bolloré dans les médias.

Véronique Groussard, CNews et C8 vont-elles perdre leur fréquence télé ? « Nous repartons d’une feuille blanche », Le Nouvel obs, 7 juillet 2024

Daniel Schneidermann, Dans le soulagement, ne pas oublier Bolloré, Arrêt sur images, 8 juillet 2024

Quelques journalistes ont fait leur travail et ça a payé. Un petit groupe de journalistes spécialistes de l’extrême-droite (issus des médias Street press, Médiapart et Libération) a joué un rôle clé dans les élections législatives en révélant les affiliations problématiques de plus d’une centaine de candidats investis par le Rassemblement national (RN). Leurs enquêtes ont contribué à limiter les performances électorales du RN au second tour, conduisant même au départ du directeur général du parti. Ces révélations ont été très largement soutenues par le public et ont suscité une mobilisation citoyenne inattendue. Des lecteurs ont, en effet, joué un rôle actif en partageant des informations et des pistes avec les journalistes, contribuant ainsi directement aux enquêtes en cours. Cela démontre un engagement citoyen fort dans le processus démocratique, notamment face à l’extrême droite. L’impact des enquêtes sur le scrutin reste difficile à mesurer, surtout que les débats télévisés ont tardivement pris en compte ces révélations. À quatre jours du second tour, Jordan Bardella minimisait sur France 2 en affirmant qu’il n’y avait que deux ou trois « brebis galeuses » parmi ses candidats. Anne-Sophie Lapix a répondu en en identifiant cinq ou six. La veille, Mediapart avait listé 106 candidats problématiques.

Thibaut Schepman, « À l’origine des révélations sur la centaine de « brebis galeuses » du RN », La Revue des médias, INA, 9 juillet 2024

Trahison des élites intellectuelles et médiatiques. Dans un nouveau roman qui sort mi-août, « Les Derniers Jours du Parti socialiste », l’écrivain Aurélien Bellanger critique le Printemps républicain, mouvement issu du Parti socialiste, qu’il accuse d’avoir facilité la montée de l’extrême droite en France. Il décrit comment ce groupe, prônant une laïcité « à défendre » islamophobe, a influencé les politiques et les médias français, contribuant à une dérive autoritaire. Il aborde également la transformation de la gauche, notamment sous l’influence de figures telles que Laurent Bouvet, Philippe Val, et Caroline Fourest, qu’il critique pour leur rôle dans la diffusion de discours « néoracistes ».