« Il faut réagir à des situations comme celle-là avec les tripes, avec le cœur » — Revue du 6 juillet 2024

Perin Emel Yavuz et Lio Ando-Bourguet

24–37 minutes

Contrairement à l’image qui a été donnée des résultats du 30 juin dans la majorité des médias, l’écart effectif entre l’extrême-droite et la gauche est faible. Le parti macroniste n’a, quant à lui, pas connu la débâcle annoncée. 

Mais le RN ressort bien vainqueur de ces élections, car il compte désormais un électorat de base bien solidifié, sur l’ensemble du territoire et progressant dans toutes les catégories de la société. Trois choses en découlent. D’abord, nous ne pouvons plus affirmer que le vote RN est seulement contestataire, il est aujourd’hui un vote de conviction. Ensuite, la diversité sociale, économique voire culturelle de l’électorat RN rend toute analyse difficile, et c’est là que repose un des plus grands enjeux à long terme. Enfin, c’est le mode de scrutin particulier des élections législatives — 577 mini-élections différentes au poids équivalent mais dont les enjeux sont aussi variés qu’il y a de territoires — qui dicte aujourd’hui la stratégie immédiate de campagne à adopter.

Le front républicain pour rattraper les fautes des responsables politiques

Dans cet entre-deux tours inédit, il est temps de confronter les responsabilités. 

La première est la plus urgente et immédiate : il est une nécessité absolue que d’empêcher la victoire du maximum de candidat·es du RN, comme nous l’avons amplement décrit dans nos précédentes revues. Sur la scène politique, les lignes et le constat sont clairs. Il y a celles et ceux qui appellent au « front républicain » comprenant tous les candidat·es susceptibles de gagner face aux candidat·es RN. Il y a aussi celles et ceux qui persistent à créer des divisions qui euphémisent l’importance du danger que l’extrême-droite représente. C’est affaiblir la signification même d’un « front républicain ». Dans ce moment historique, le camp le plus responsable est la gauche. Elle est la seule force politique à avoir annoncé sans ambiguïtés faire barrage au RN, au prix de son désistement au profit de candidat·es comme Darmanin, Borne et Bergé. Grâce à un « front républicain », inégalement appliqué selon les partis, la probabilité d’une majorité absolue du RN diminue. Mais tout n’est pas joué, loin de là. La manière dont cette séquence politique se déroule aura des répercussions importantes à plus long terme. 

La deuxième responsabilité est bien celle des partis politiques face à la montée, la généralisation et la domination de l’électorat d’extrême-droite. Emmanuel Macron et son camp ont une lourde responsabilité dans cette situation : ils ont bafoué les institutions, gouverné avec les idées de l’extrême-droite contre l’unité et les intérêts du peuple français, désarmé les contre-pouvoirs, ruiné le pays et plongé une grande partie de la population dans la détresse. Les coulisses de la dissolution et de la campagne législative suggèrent un sauve-qui-peut dans le camp macroniste. Quelles leçons tireront-ils des conséquences de la politique délétère qu’ils ont soutenue ? Mais, la gauche a aussi participé à la désillusion par son incapacité à maintenir une union de combat quand le scénario qui se joue aujourd’hui a été maintes fois annoncé. Elle doit se ressaisir pour espérer reconquérir la confiance des électeur·rices et continuer d’exister dans le paysage politique. 

Et après ?

L’enjeu est le suivant : comment ralentir la tendance des gens à faire le choix du RN ? Mieux : comment susciter l’adhésion à un projet politique social et écologique porté par l’aspiration démocratique d’égalité et de solidarité ? 

Être responsable et accomplir un tel défi, c’est d’abord se donner les capacités d’avoir une analyse fine de ce qu’est le vote RN — et surtout, d’identifier à quelle part de cet électorat, désormais divers, nous devons nous adresser. Or, deux points de vue principaux s’opposent souvent. Pour certains, le vote pour le RN est dû à un racisme lié au sentiment de déclassement social et économique et à la recherche de boucs émissaires. Cette analyse, considérée comme misérabiliste, tend à minimiser l’importance et le danger du racisme en France. Pour d’autres, le vote RN s’explique par des raisons contextuelles et socio-économiques plus larges, qui incluent une détérioration des relations avec les institutions, la politique, le travail et les autres. Selon cette analyse, se concentrer uniquement sur le racisme simplifie à l’excès et ne rend pas justice à la complexité des inégalités vécues. Ces deux analyses ne s’excluent pas forcément. Pour contrer la montée de l’extrême-droite, il faut comprendre comment la confusion des valeurs culturelles, orchestrée par les nativistes et facilitée par les échecs de la gauche sur le racisme et les discriminations, exploite les vrais problèmes socio-économiques des gens. Cette confusion banalise le racisme et diabolise l’antiracisme, faisant apparaître le RN comme une solution respectable.

Un des dangers pour celles et ceux qui sont attaché·es aux valeurs de la démocratie est de se perdre dans des divisions, perdant de vue le danger du nativisme. En formant des alliances opportunistes pour contrer le RN, le risque est de répéter les erreurs du passé et d’aliéner celles et ceux qui demandent une lutte ferme contre le racisme, et de creuser le fossé avec celles et ceux qui votent pour le RN contre leurs propres intérêts. Tous les secteurs de l’État social sont en urgence absolue. Mais l’éducation et la responsabilisation des médias seront centraux pour revitaliser l’imaginaire politique et l’idéal démocratique.

Rendre la vie « vivable »

« Il faut réagir à des situations comme celle-là avec les tripes, avec le cœur ; c’est insupportable ; et l’esprit est là quand devant les faits, devant la réalité, on dit NON, NON NON ! » C’est ainsi que le grand historien Jean-Pierre Vernant raconte, dans un enregistrement vidéo connu, comment il est entré en résistance en juillet 1940, sous le régime de Vichy. Et de poursuivre : « Il y a un moment où, contre l’évidence du réel, on dit : “je ne peux pas l’accepter. Je ne peux pas l’accepter parce que, si c’est comme ça, la vie n’est plus vivable”. Parce que pour que la vie puisse être vécue, il faut qu’il y ait en elle quelque chose qui est supérieur à la vie quotidienne. […] Il faut qu’elle ait un sens. » Nous vivons un moment de cette épaisseur éthique et historique.

Nous, pour qui la souffrance et l’inquiétude, qui est infligée à celles et ceux en raison de leurs origines, de leur couleur de peau, de leur religion ou de leur orientation sexuelle, n’a aucun sens, nous devons exercer notre droit de vote. C’est ainsi que nous pouvons agir pour rendre la vie vivable et lui donner tout son sens.

Sommaire

Ce que les résultats du premier tour nous racontent du paysage politique de la France

État des lieux : le RN n’est PAS largement en tête. Le 1er juillet, la France se réveille avec un résultat de premier tour dramatique, mais pas avec une course actée d’avance (loin de là), comme il semblerait que le veut la majorité des médias. En effet, contrairement aux chiffres largement diffusés issus des premières estimations (avant, donc, la publication des résultats finaux), l’écart entre le RN et le Front populaire est très serré : 29,26 % des voix exprimées pour l’alliance RN-Ciotti et 28,06 % pour le NFP — soit un écart de 1,2 %. Le bloc d’extrême-droite (RN, LR de Ciotti, Reconquête) atteint 34,6 %, le bloc de gauche (Front populaire et divers gauche) 31,49 %. Le RN a sécurisé 37 sièges dès le premier tour et le NFP 32. Le parti présidentiel a quant à lui reçu 20,04 % des voix exprimées, sécurisant 2 sièges à l’Assemblée. Ces chiffres sont à moduler à l’aune du taux d’abstention qui représente 33,29 % du corps électoral, comme le rappelle l’économiste Maxime Combes.

Un taux de participation important. 66,71 % des inscrit·es sont allé·es voter, du jamais vu depuis la dissolution de 1997 — soit 9,6 millions de voix de plus qu’aux législatives précédentes en 2022 où 47,51 % s’étaient mobilisées. Le vice-président d’une entreprise de sondage, OpinionWay, note que l’écart de participation se serait réduit entre les jeunes et les personnes âgées, entre les ruraux et les urbains, et entre les riches et les pauvres, permettant un scrutin plus représentatif de la société. La participation des jeunes (moins de 35 ans) a certes augmenté par rapport aux législatives précédentes (ex., 57 % des moins de 25 ans sont allé·es voter dimanche, contre 31 % en 2022), mais reste en-deçà de la participation des plus âgé·es : 74 % dans la tranche 60-69 ans, 80 % au-delà de 70 ans et 79 % chez les retraité·es en général. 

Mais ce « sursaut » de participation a davantage bénéficié au RN et à Ensemble, contrairement à des conceptions courantes selon lesquelles une diminution de l’abstention bénéficie à la gauche. Le RN et Ensemble ont, en effet, chacun attiré 2,8 millions de voix de plus qu’aux européennes, contre 1,2 millions pour le NFP. Les deux seules tranches d’âge où le NFP est arrivé avant le RN sont les 18-24 ans (48 % contre 33 %) et les 25-34 ans (38 % contre 32 %). Le RN aurait bénéficié des voix Reconquête et LR des européennes, motivées par la perspective de grosse victoire qui était annoncée, et également d’une mobilisation inédite des ouvriers (54 %) qui auraient voté à 57 % pour le parti d’extrême-droite. La baisse du score global pour la gauche dans les grandes villes s’expliquerait par un report de certaines voix Glucksmann (PS-Place Publique) et EELV lors des européennes vers Ensemble lors de législatives. Chez les plus pauvres comme chez les plus riches, le vote RN a été supérieur au vote pour la gauche. Selon Ipsos-Talan, les citoyen·nes qui se disent « plutôt pas » ou « pas du tout » satisfait·es de leur vie auraient fait gonfler le score du RN, tandis que celles et ceux qui se disent « plutôt satisfaits » ou « très satisfaits » auraient particulièrement fait gonfler le score d’Ensemble. 

C’est la mobilisation des quartiers populaires et des moins de 34 ans qui aurait contribué à l’augmentation du score de la gauche par rapport à 2022. En Seine-Saint-Denis, le taux de participation à 17h était de 47,04 %, contre 27,72 % en 2022 — « [d]onc les quartiers populaires, d’une manière générale, ont connu un sursaut de mobilisation plus fort encore qu’au niveau national », remarque le politologue David Gouard. C’est la crainte de la montée du RN qui explique cette mobilisation, comme ça avait été le cas en 2002. Il est peu probable que la période de campagne ait pu avoir un grand effet au regard de sa brièveté, mais ce premier tour montre à quel point ces quartiers populaires sont un vivier électoral pour la gauche.

Le RN progresse presque partout, du territoire le plus riche d’Alsace, à un fief traditionnellement communiste, aux outre-mers, jusqu’aux territoires de « la diagonale du vide ». 44 % des électeur·ices du Nord de l’Alsace ont voté pour le candidat RN, alors que « [c]’est un des endroits les plus riches de la région, avec le moins de délinquance » (Samy Ahmed-Yayha, ancien candidat Nupes en 2022). Selon les élu·es locaux, ce serait un vote de contestation plutôt que de conviction : le sentiment de mépris et d’abandon, notamment dû à la dégradation des services publics et à un manque de présence des députés (macronistes) sur le terrain, aurait contribué à un transfert de votes de la droite traditionnelle vers l’extrême droite. A Saint-Amand-les-Eaux dans le nord, Fabien Roussel a perdu à 31,19 % des voix contre 50,30 % pour le candidat RN, dans une circonscription pourtant communiste depuis plus de 60 ans. Le discours des « deux extrêmes » semble y avoir fait son chemin, car là où la gouvernance macroniste a fait des dégâts, la figure de Mélenchon sert davantage de repoussoir que celle de Bardella, avec lequel « [o]n s’en va à l’aventure, on ne sait pas vraiment où », selon une locale.

Dans certains des départements d’outre-mer, bien que la gauche est en position favorable dans la majorité des cas, le RN progresse : à la Réunion, le RN a pour la première fois présenté des candidats dans toutes les circonscriptions et peut se maintenir au second tour partout ; à Mayotte, un député sortant LR, très ancré dans le paysage politique, se fait devancer par une candidate RN ; en Guadeloupe, le rejet de Macron profite également au RN dont deux candidats sont au second tour. Cette implantation accrue du RN dans les outre-mers est au cœur de sa stratégie de dédiabolisation de long terme. Enfin, dans le département du Cher, en pleine diagonale du vide, le RN est arrivé en tête dans les trois circonscriptions. Dans ce territoire où se rencontrent quartiers populaires et campagnes, nombreux sont les résident·es qui témoignent de l’envergure du racisme à leur encontre, stimulé disent-ils et elles par la télévision. Mais la fracture entre zones rurales et quartiers populaires ne serait pas si claire, avec une adhésion grimpante au RN dans ces derniers également. 

La fin de la macronie ne veut pas dire la fin du vote macroniste. La défaite du camp présidentiel a en effet été contenue, puisque le parti a conservé 20,04 % des voix exprimées. Il n’y a pas eu de bipolarisation électorale entre l’extrême-droite et la gauche, mais bien un maintien de trois pôles en concurrence. Le NFP compte à peine plus de candidat·es en deuxième position derrière le RN qu’Ensemble (110 contre 100), malgré son meilleur score à l’échelle de la France entière. Autrement dit, la séquence politique que nous vivons de nouvelle assise électorale de l’extrême-droite et de décomposition du groupe présidentiel ne signifie pas la fin du vote néolibéral. En atteste le nombre de triangulaires, 306, initialement issues du premier tour.  

Qui tient véritablement à la démocratie, et qui s’accommode au contraire de l’extrême droite ?

Il faut faire barrage. Jacques Toubon, ancien ministre et Défenseur des droits, regrette les divisions au sein du camp Macron concernant le front républicain et critique Les Républicains (LR) pour ne pas appeler à faire barrage au Rassemblement national (RN). Il salue la position claire de Jean-Luc Mélenchon au soir du premier tour appelant au désistement des candidats du NFP arrivés en troisième position [en réalité, Mélenchon parlait de la France insoumise, NDLR]. « Il faut le plus vite possible ériger un front républicain global, y compris avec LFI ». Toubon s’inquiète d’une possible cohabitation avec le RN, qu’il considère comme une « collaboration détestable », et craint une dérive « illibérale » en France, similaire à celle de la Pologne ou de la Hongrie. « L’avenir des prestations sociales accordées aux étrangers me préoccupe. De manière générale, je pense qu’on assistera à ce qui est la caractéristique des partis de ce type, l’écrasement ou l’effacement des contre-pouvoirs. Et en particulier celui de la justice. […] Or, le principal contre-pouvoir, c’est une justice indépendante. Mais aussi une presse indépendante. Une presse détenue par des groupes industriels ou financiers, cela pose problème. »

La gauche, force la plus républicaine pour contrer le RN. Pour le second tour des élections législatives du 7 juillet, 224 candidats se sont retirés, principalement pour contrer le Rassemblement national. Ainsi, parmi les 306 triangulaires initialement possibles, seulement 89 auront lieu, et parmi les 5 quadrangulaires possibles, seulement deux se maintiennent. La majorité des circonscriptions (409) verront deux candidats s’affronter. Le Monde propose un outil interactif pour explorer les 406 duels, 89 triangulaires et 2 quadrangulaires, détaillant les candidats et partis en lice pour ce second tour crucial. Les désistements sont principalement issus du Nouveau Front populaire (NFP) et de la majorité présidentielle. 129 candidats du NFP se sont retirés, notamment pour empêcher le RN d’obtenir la majorité absolue à l’Assemblée nationale. Cependant, sept ont choisi de maintenir leur candidature malgré la consigne générale. 80 candidats macronistes, dont quatre ministres, ont suivi la consigne de Gabriel Attal de se retirer pour contrer le RN, alors que certains appels au « ni RN, ni LFI ». 17 se sont maintenus. Le parti Les Républicains (LR), deux candidats se sont retirés contre 11 maintiens. Les désistements de candidats du RN ont également été notés, principalement pour éviter une victoire de LFI.

Laure Cometti, Mathieu Lehot-Couette, Léa Prati, Législatives 2024 : 215 candidats se sont désistés pour faire barrage au RN au second tour, France info, 2 juillet 2024

Manon Romain, Romain Imbach, Pierre Breteau et Les Décodeurs, Elections législatives 2024 : qui sont les candidats et candidates dans les 409 duels et 89 triangulaires au second tour ?, Le Monde, 3 juillet 2024

Une issue très incertaine. Le RN et le NFP sont en position de force, mais l’issue du scrutin reste incertaine. Les désistements massifs ont considérablement réduit le nombre de triangulaires, favorisant une compétition plus directe au second tour. Un sondage de Cluster 17 du 29 juin souligne que la majorité des électeurs de la majorité présidentielle et du NFP pourraient s’abstenir, avantageant ainsi le RN. Les reports de voix entre ces blocs seront déterminants, mais l’incertitude persiste quant au comportement des électeurs. Le sondage Odoxa-Mascaret-Public Sénat-Presse régionale-« le Nouvel Obs » révèle que les « désistements républicains » pourraient empêcher le Rassemblement national (RN) d’obtenir une majorité absolue aux législatives. 221 candidats ayant fini troisièmes se sont retirés pour soutenir des candidats anti-RN, incitant ainsi 64 % des électeurs de gauche et 49 % d’Ensemble à voter pour ces alternatives. Cependant, cette stratégie divise : 34 % des concernés affirment que cela les pousse à voter RN, tandis que 32 % optent pour l’adversaire du RN, même sans partager ses idées.

Entre terreur et pitié, les candidats RN sont pourtant réels. Depuis le début de la campagne des législatives, les dérapages des candidats circulent sur les réseaux sociaux créant stupeur et moquerie. Quand il ne s’agit pas seulement d’incompétence et d’absence de culture politique, ces candidats choquent par leurs propos anti-immigration, racistes, antisémites, homophobes, négationnistes ou encore climatosceptiques, leur appartenance à des cercles néo-nazis, et leurs condamnations pour des actions violentes, incompétence… Médiapart en a fait une centaine de portraits sur cette page. L’image donnée est désastreuse. Est-ce pour cela qu’une trentaine de candidats ont annulé leur participation aux débats proposés par différentes rédactions de France Bleu ? Le service presse du RN assure qu’il n’y a eu aucune directive du parti d’extrême droite. Quoi qu’il en soit, cette politique de la chaise vide est un problème démocratique : une campagne électorale a un rôle d’information pour permettre aux électeurs de faire leur choix en conscience. Et même au plus haut niveau, le scénario se répète. Jordan Bardella a ainsi refusé par deux de débattre avec des représentantes de partis du Front populaire, d’abord Marine Tondelier (EELV) sur BFMTV puis Clémence Guetté (LFI) sur France 2. 

Sur X, le journaliste PIerre-Stéphane Fort balaie l’excuse trouvée par les cadres du RN pour justifier les dérapages de leurs candidats par le fait qu’ils n’auraient « pas eu le temps de les former ». Un document du RN intitulé « Plan Matignon », daté du 19 mars 2023, montre que 90% des candidats étaient déjà choisis.

Pour faire barrage au RN, une « grande coalition » ? Suite aux nombreux désistements de candidats pour faire barrage au RN, la question d’une coalition gouvernementale allant de la gauche à la droite a émergé après le second tour des législatives. L’ex-majorité présidentielle, dont Gabriel Attal, envisage une « Assemblée plurielle », où différents groupes politiques travaillent ensemble sur des projets communs. François Bayrou et François Patriat ont évoqué des discussions avec des sénateurs de droite et de gauche pour parvenir à une entente. En cohérence avec sa stratégie de disqualification de LFI qu’il mène depuis 2017, Emmanuel Macron affirme : « Se désister aujourd’hui pour des élus de gauche face au RN ne signifie pas gouverner demain avec LFI […] Il n’en est pas question. » Les Républicains (LR) et d’autres partis restent sceptiques, avec des candidats craignant l’impact d’une telle coalition sur leur électorat et sur la dynamique politique, évoquant des précédents comme en Italie avec le gouvernement technique formé par Mario Draghi entre 2021 et 2022. La question reste en suspens, avec des décisions attendues après le Conseil des ministres programmé pour le 8 juillet.

La gauche tombe dans le piège de la division. Au sein du NFP, l’idée de cette coalition gouvernementale, qui verrait la possible exclusion de LFI, fait son chemin. Olivier Faure (PS) pose des conditions strictes, refusant de soutenir une coalition instable ou de voir Gabriel Attal maintenu comme Premier ministre. Pour lui, l’enjeu premier est le second tour. François Hollande s’est également dit favorable, en insistant sur la nécessité d’accords programmatiques minimaux pour éviter une crise de gouvernance. En revanche, François Ruffin, qui a acté son divorce avec LFI tout en qualifiant Jean-Luc Mélenchon de « boulet », montre une certaine ouverture tout en posant comme condition certaines mesures phares du NFP (le retour de l’ISF et l’abrogation de la réforme des retraites). À cette invective, Jean-Luc Mélenchon répond avec gravité: « Une élection aussi dangereuse n’est pas le moment de régler des comptes personnels ». Marine Tondelier (EELV) se montre ouverte à cette possibilité tout en rejetant l’hypothèse d’un Premier ministre macroniste. Quant à elle, Sandrine Rousseau insiste sur la nécessité que tout gouvernement issu d’une coalition adopte les principes du NFP plutôt que ceux de la majorité actuelle. Pour Manuel Bompard (LFI), cette option est catégoriquement exclue, qui affirme que les Insoumis gouverneront uniquement pour appliquer leur propre programme, insistant sur l’impossibilité de gouverner avec ceux qui ont porté la loi immigration. Des pour le poste de Premier ministre circulent déjà alors que le second tour reste à venir. Parmi eux, Boris Vallaud, Valérie Rabault ou François Ruffin. L’unité de la gauche est mise à rude épreuve. 

Racisme, l’éléphant dans la pièce

La double violence du racisme. Pour beaucoup qui votent à gauche et sont d’origine immigrée ou perçue comme étrangère, cet entre-deux tours électoral n’accorde aucun répit pour faire son deuil, pour faire face au fait que plus de 10 millions de personnes en France — des personnes qui certainement nous entourent, donc — votent délibérément pour la violence raciste. Mais en plus, elles doivent endurer les positions molles de leur entourage. Dans Le Club de Médiapart, un·e contributeur·ice anonyme s’écrie : « Aujourd’hui plus que jamais, ce silence des personnes qui ne signalent pas leur désaccord avec des proches racistes ou qui plus généralement trouvent des excuses aux racistes, le silence des personnes qui s’abstiennent de voter parce que « ça ne sert à rien » ou parce qu’elles ne se sentent pas concernées, les quelques mots gênés des personnes qui se désolent de la situation politique du pays avant d’expliquer qu’elles ne se voient pas voter pour un candidat ou une candidate du Nouveau Front Populaire parce que “Mélenchon et LFI, quand même… ”, ou pour quelqu’un d’Ensemble à cause de “Macron, ce monarque”, sont eux aussi, violents. Le respect de l’humanité de ses concitoyens ne vaut-il pas une conversation désagréable, ou un peu d’inconfort dans l’isoloir ? Quand la réponse à cette question est « non », la douleur qu’elle inflige est dévastatrice, elle aussi. […] Si la fraternité leur est difficile maintenant, qu’en sera-t-il lorsqu’avoir des origines ailleurs ou la mauvaise religion sera un crime ? […] Quelle solidarité verra-t-on lorsqu’elle sera plus dangereuse pour les allié.es, et qu’elle sera devenue vitale pour les personnes faisant l’objet de discriminations ? »

Ludiv, « Je ne suis pas raciste, j’ai un ami noir », Le Club de Médiapart, 4 juillet 2024

Colère contre les gens de gauche qui ont peur que « le RN [soit] aux portes du pouvoir ». Pour Nadia Tadil, contributrice au Club de Médiapart, « [i]l faut vraiment ne pas sentir dans sa chair ce qu’est le racisme pour dire une ineptie pareille. » Car en fait l’extrême-droite est déjà installée au pouvoir, comme en témoignent son obtention de deux commissions sur six à l’Assemblée nationale, l’intégration du RN dans la marche « contre l’antisémitisme », la loi immigration, la cagnotte en soutien au policier meurtrier de Nahel, la répression contre les jeunes de banlieues dénonçant les violences policières, mais aussi des décennies de discriminations à toutes étapes structurelles de la vie. Et quoiqu’on dise, une (importante) partie de la gauche s’en est bien accommodée : Hollande défendait la déchéance de nationalité, Ruffin « avait foot » et Tondelier « regrettait les Allah Akbar entendus lors d’une marche en soutien à la Palestine ». Ces gens qui « ont peur », « [d]e quoi ont-ils peur exactement ? De l’officialisation d’idées déjà amplement installées dans les esprits et dans les instances les plus hautes du pouvoir ? De ne plus pouvoir euphémiser la réalité ? De ne plus pouvoir détourner le regard ? » Cette peur provoque donc un sursaut qui arrive trop tard, qui de plus n’est pas à la hauteur de l’enjeu et manque cruellement d’imagination — certain·es appellent par exemple à une grève le 5 juillet de « tous les immigrés, bi-nationaux, racisés, minorisés » comme si ces dernier·es n’étaient qu’à défendre lorsqu’ils et elles travaillent. 

Nadia Tadil, Post suffragium, animal triste, Le Club de Médiapart, 3 juillet 2024

Racisme décomplexé dans la perspective du 7 juillet. Laurène, aide à domicile, a récemment été confrontée à un incident raciste choquant de la part d’une patiente qu’elle soignait. « Ça m’a fait mal. En disant ça, elle a touché tous mes ancêtres. Je me suis levée et j’ai dit que je ne pouvais pas rester », raconte-t-elle. Malgré son signalement, son entreprise s’est contentée de la changer de mission sans réprimander le couple, ajoutant à son sentiment de double violence. Moussa, agent d’entretien, a lui aussi été confronté à la libération de la parole discriminatoire. Dans un TGV, un homme blanc lui demande s’il y a plus de Noirs en Afrique ou en France aujourd’hui, ajoutant « qu’il y avait trop de Noirs en France ». « Dimanche 7 juillet vous allez voir, c’est vous qu’on va enfermer », s’est entendu dire Adama, agent de sécurité, alors qu’il indiquait un client retardataire que le supermarché, dans lequel il travaille, allait fermer. « Je ne comprends pas. Je vis en France, je suis salarié, j’ai un enfant de 3 ans qui est né ici… On me dit ça parce que je suis étranger », s’indigne-t-il. Deux jours avant le premier tour, Aïcha, caissière voilée, assiste à des commentaires racistes de clients adressés à une collègue, elle aussi voilée. « Que les gens osent dire ça en face de personnes immigrées, voilées, en public, c’est extrême quand même », déplore-t-elle, choquée. Ces récits, parmi d’autres, illustrent un racisme quotidien exacerbé par le contexte politique, où l’extrême droite semble libérer et amplifier les discours haineux.

À la télé, le racisme n’existe pas comme sujet. Depuis plusieurs jours, les violences racistes se multiplient en France, avec des incidents variés allant de tracts « stop au Blacks » à des attaques physiques graves comme l’incendie d’une boulangerie et une tentative de noyade, en  passant par des violences verbales ou des propos ouvertements racistes. Mediapart a recensé au moins trente-cinq événements racistes en une semaine, alors que les réseaux sociaux les témoignages augmentent beaucoup. Toutefois, les journaux télévisés de TF1, France 2 et M6 n’ont pas consacré une minute à ces actes racistes dans leurs éditions de 13 h et 20 h entre le 1er et le 5 juillet. Ces chaînes ont plutôt mis l’accent sur les tensions et violences liées à la campagne électorale. Ce silence médiatique choque les journalistes qui couvrent ces événements, comme David Perrotin, qui a recensé les incidents pour Mediapart. « Le fait que l’on ignore une situation où les évènements racistes se multiplient est dévastateur », s’indigne-t-il. Cemil Şanlı, journaliste vidéaste, souligne que cette omission des JT renforce la banalisation du racisme et ajoute de la violence aux victimes. Et de souligner : « La violence raciste, on l’a à la télé, mais sans l’interroger. Ça veut dire que ce n’est plus la honte d’être raciste à l’écran. » L’absence de couverture médiatique des violences racistes est grave, cela conduit à une normalisation dangereuse et un impact dévastateur sur les victimes et la société dans son ensemble.

Loris Guémart, Violences racistes : pas une minute dans les JT post-législatives, Arrêt sur images, 5 juillet 2024.

Le défi des imaginaires à (re)construire

La montée du RN au premier tour des législatives : un choc pour de nombreux citoyen·nes de gauche. Maxime Combes, économiste, décrit cette montée comme « un coup dur ». Dans sa circonscription du Rhône, le candidat NFP Abdel Yousfi a été distancé par l’extrême droite et le camp présidentiel. Des militants comme Caroline De Haas appellent à une action rapide et déterminée, malgré la tristesse initiale. Julien Rivoire, syndicaliste à la FSU, souligne l’importance de maintenir l’unité de la gauche pour contrer le RN. Des collectifs citoyens, notamment « Loiret soulève-toi », se concentrent sur le scrutin du 7 juillet. Abigaïl et Armel, membres de ce collectif, espèrent que leur travail d’information aura un impact. Juliette Rousseau, militante non encartée, critique les parachutages de candidats et prône une implication locale plus forte. Elle organise des marches symboliques pour rappeler la résistance historique. « La compréhension du vote RN à gauche est extrêmement parcellaire et idéologique. Cela prouve à quel point on ne vit plus ensemble », déplore Lumir Lapray, candidate Nupes en 2022, insistant sur la nécessité d’interagir avec l’électorat rural. Maxime Combes appelle à structurer les initiatives citoyennes sur le long terme pour éviter l’essoufflement, rappelant les échecs des collectifs antilibéraux de 2005. Tous soulignent l’importance d’une stratégie durable au niveau local pour contrer l’extrême droite.

« Dans les campagnes, en pourcentage, la gauche est complètement submergée par la marée brune, même si elle progresse en nombre de voix », selon Pierre Ouzoulias, sénateur (PCF) des Hauts-de-Seine. La gauche s’est qualifiée pour le second tour dans 414 circonscriptions et récoltant 9 millions de voix contre 5,8 millions en 2022. Cependant, ce succès masque deux dynamiques : une progression dans les métropoles et une défaite face au RN dans les zones rurales. Le 1er juillet, l’élection de quinze députés LFI au premier tour suscite à la fois félicitations et amertume. La gauche, qui voyait l’abstention comme son ennemi principal, découvre que les nouveaux votants se tournent souvent vers l’extrême droite. Des figures comme François Piquemal, député LFI réélu de Haute-Garonne, note la divergence croissante entre les villes et les campagnes :« J’observe un vote de plus en plus affirmé à gauche dans la ville, qui va à l’inverse de la tendance dans le reste du pays. » Le PCF, autrefois puissant, souffre particulièrement de cette dynamique. Des voix comme celles de Julien Poix et Adrien Tiberti mettent en garde contre la logique de bastion urbain, qui pourrait isoler la gauche dans les métropoles et l’éloigner des zones rurales. Julien Poix, démissionnaire de LFI et conseiller régional des Hauts-de-France, cingle : « Arrêtons le triomphalisme sur un champ de ruines. »

Villes/ campagnes : une fracture. Depuis plus de vingt ans, l’élection de Jean-Marie Le Pen au second tour a révélé une fracture entre les métropoles et les périphéries pavillonnaires, attirées par le Front national, devenu Rassemblement national. Ce phénomène est aussi observé dans d’autres pays riches. La géographie électorale, influencée par des évolutions structurelles, montre que les centres métropolitains et leurs banlieues restent résistants à cette montée. Deux explications principales existent : d’abord, l’éloignement des métropoles favorise le vote RN en raison de la moindre exposition à la diversité ; ensuite, la mondialisation et la métropolisation ont concentré les cadres dans les grandes villes, éloignant les classes moyennes et populaires vers les périphéries. Les investissements publics, depuis Sarkozy, se sont concentrés dans les métropoles, exacerbant le sentiment d’abandon dans les autres régions. Les récentes politiques publiques, bien que conscientes de ces défis, n’ont pas réussi à inverser ces tendances politiques. « Une caricature s’est imposée : des métropoles dépeintes en réserves de bobos méprisant des Blancs modestes réfugiés dans les campagnes pour fuir les banlieues populaires et leurs concentrations d’immigrés », observe-t-il.

L’ancrage local, une piste pour reconquérir le monde rural. Malgré la domination du Rassemblement national (RN) dans les campagnes, certaines circonscriptions rurales placent la gauche en tête. Par exemple, Guillaume Garot, député socialiste de la Mayenne, a recueilli plus de 45 % des voix en se battant pour l’accès aux soins et contre la précarité alimentaire. Damien Maudet, député LFI de la Haute-Vienne, mène également dans sa circonscription rurale avec 37 % des suffrages, grâce à son engagement contre les déserts médicaux. « Le problème, ce n’est pas tant que la ligne politique de la gauche ne convaincrait pas, c’est qu’on n’est pas là », insiste-t-il pour expliquer l’importance de la présence locale des élus. Marie Pochon, députée écologiste de la Drôme, obtient 38 % des voix en défendant la ruralité et les alternatives écologiques. « On s’est piégés à ne d’adresser qu’aux CSP+ des grands centres urbains. Il faut sortir des discours de stigmatisation : sur la chasse, la viande, il faut se garder de donner des leçons », observe-t-elle pour souligner la nécessité d’adapter le discours écologique pour les zones rurales. Delphine Batho, députée écologiste des Deux-Sèvres, est en tête avec 39 % des voix, soutenue par un front républicain de maires locaux. Ces élus se distinguent par leur travail sur des problématiques locales comme l’accès aux soins, la précarité alimentaire et les déserts médicaux, démontrant que la gauche peut encore prospérer dans certaines zones rurales.

Daphné Brionne, Ces circonscriptions rurales où la gauche est en tête, basta!, 4 juillet 2024