De l’homme arabe au musulman indésirable : une histoire française — Avec Todd Shepard

Mercredi 7 décembre 2022 | Paris, La Cantine de Belleville | Vidéo

Cette conférence de Todd Shepard ouvre le cycle des rencontres « Les Mercredis de la démocratie ». Elle a été introduite par Christophe Bertossi, dont nous restituons le texte ici.

Introduction par Christophe Bertossi

Ce que nous faisons ce soir s’inscrit dans un projet plus large où nous allons travailler la question de la culture démocratique par des recherches et des débats. Nos « Mercredis » qui commencent ce soir ont vocation à devenir un espace de discussion régulier et nous espérons que vous nous accompagnerez dans ces rendez-vous.

L’un des problèmes auquel on veut répondre avec l’Idem, concerne la question de l’érosion en France de la culture démocratique. Dans un petit livre récent, nous avons proposé un diagnostic qui conclut à l’ébranlement de la démocratie comme un acquis et comme une certitude. On utilise la notion de nativisme pour décrire le fait de mesurer le degré de citoyenneté des personnes en fonction de la durée de leur présence sur le sol français ou de leur proximité culturelle avec la société française. Or, cette mesure effrite le contrat démocratique : d’abord, il y a une rupture d’égalité entre citoyens avec l’idée que certains sont de vrais citoyens et d’autres sont des « étrangers de l’intérieur » même s’ils ont la citoyenneté ; ensuite, on culturalise la citoyenneté, on transforme des valeurs de la citoyenneté en identité, l’universel formel est réservé à certains et refusé à d’autres, et il finit par ne plus être universel du tout.

Le résultat est que la démocratie n’est plus une évidence.  Aujourd’hui, si l’on observe bien le débat politique et médiatique, on s’aperçoit que nous ne sommes plus tous d’accord sur la valeur que nous accordons aux valeurs démocratiques. Il ne s’agit pas de nous mettre d’accord sur quelles sont ces valeurs (c’est normal qu’il y ait débat). Mais, avant d’en arriver là, il s’agit de se poser la question : sommes-nous capables de nous accorder sur la valeur, sur l’importance que nous accordons à ces valeurs de la démocratie ? Notre point de vue est que la réponse à cette dernière question n’est plus du tout évidente pour un grand nombre de personnes. C’est cela que j’appelle « érosion de la culture démocratique ».

La question de l’érosion de la culture démocratique a une dimension historique très importante, pour plusieurs raisons. La première : le passé est omniprésent dans les discours qui nous expliquent que la démocratie serait un problème. Je pense à Zemmour mais il est loin d’être le seul à s’inscrire dans cette nostalgie politique négative d’un passé, qui n’a d’ailleurs jamais existé au nom d’une vision antidémocratique. Il y a un lien très fort entre nativisme, populisme et nostalgie. La seconde raison : il faut aussi historiciser ce débat car ce n’est pas la première fois dans le temps que nous sommes dans une situation où nous devons nous confronter à cette question de l’érosion démocratique. Elle a elle-même une histoire. Il n’était donc pas possible de commencer notre discussion dans nos « Mercredis de la démocratie » sans le faire avec un historien.

Todd Shepard, qui nous fait l’amitié de commencer notre cycle, est l’un des historiens les plus importants de sa génération et ses travaux sur l’impact de la guerre d’Algérie et l’indépendance algérienne sur la société française ont fait date, non seulement aux Etats-Unis mais aussi en France, en Europe et au Maghreb.

Avant de lui laisser la parole, je voudrais préciser en quelques mots, un peu plus clairement, la question que nous avons choisi de poser aujourd’hui et comment elle s’articule avec la dimension historique dont je viens de parler.

L’historien a en effet plusieurs atouts pour participer à cette discussion sur la démocratie. D’abord, il est celui qui peut nous rappeler le parallèle entre les cycles de crise économique avec les cycles de xénophobie et de racisme. Je pense au Boulangisme dans les années 1880, à ce qui se passe dans les années 1930, et nous sommes sans doute dans une séquence qui, elle, a commencé autour de la fin des années 1970 et des années 1980. Donc, quand l’économie va mal, les politiques parlent des immigrés et ils en parlent mal. Cela se ressent dans les politiques dites d’immigration et d’intégration, mais plus largement, cela a aussi un impact sur la forme du lien social, sur le pacte de solidarité et de citoyenneté sur lequel repose normalement la démocratie. C’est un aspect que l’on souligne beaucoup dans le champ des études migratoires.

Sauf que, faire commencer ce double cycle économique et xénophobe uniquement à la fin des années 1970, c’est enjamber un peu facilement une histoire qui est au cœur du sujet. Cette histoire, bien sûr, c’est l’histoire de la colonisation et de la décolonisation, et particulièrement l’expérience algérienne, puis la guerre d’Algérie et l’indépendance algérienne. Avant 1974, le premier choc pétrolier et la « suspension » de l’immigration de travail en France, il y a les massacres de Sétif en 1945, une guerre qui débute en 1954, qui se termine en 1962 par l’indépendance de l’Algérie.

Cela a laissé des traces profondes dans la société française à propos de notre sujet. Donc l’histoire de la décolonisation est une brique très importante pour comprendre le traitement public réservé à la figure du « musulman » aujourd’hui en France et à tout ce qui lui est attaché — je pense à ces mots qui saturent aujourd’hui le débat public comme « laïcité », « communautarisme », « séparatisme ».

Or, Todd Shepard nous montre aussi dans son travail que ce double cycle économique et xénophobe-raciste s’appuie sur le récit continu d’un autre type de crise : pas une crise économique mais une crise également symbolique, une crise morale et culturelle liée ce qu’il décrit comme « la crise de la virilité ». Parfois cette crise de virilité fait des percées. C’est une percée de cette nature qu’il identifie dans son livre, après 1962, un moment où la notion de « crise de la virilité » est travaillée par les groupes d’extrême-droite en lien avec la « nostalgérie », la nostalgie de l’Algérie française et l’amertume politique de la défaite.

Le travail de Todd Shepard montre l’importance de cette question de la virilité, de la masculinité et des sexualités pour comprendre comment s’est construite la figure de l’homme arabe. Sans cette histoire des sexualités qui se joue à ce moment-là (et qui culminera avec mai 1968), on ne voit pas toute l’histoire de l’identité nationale française, de la reformulation de la tradition politique française dans sa relation avec la question algérienne et la fabrique de l’Arabe – c’est-à-dire en particulier de l’Algérien – comme archétype de l’immigré dans la société française.

On perçoit dans cette relation entre le discours de « crise de la virilité » et celui de « crise de la nation » de nombreux échos avec ce qui se passe aujourd’hui. Le topos de la « virilité en crise » est tout aussi central dans la crise nativiste que nous connaissons depuis quelques années en France. Je pense, comme tout le monde, aux propos très répétitifs que Zemmour a consacré à ce thème, qu’il relie à celui de la « reconquête » pour contrer le « grand remplacement ». Une notion fournie par un auteur de l’ultradroite, Renaud Camus, que l’on retrouve dans les années 1970 dans les débats analysés par Todd Shepard sur l’articulation entre l’homosexualité et la figure de l’homme arabe, alors que Renaud Camus est à l’époque éditorialiste pour le magazine homosexuel Gay Pied.

Pour tout vous dire, j’avais initialement proposé que notre échange ce soir s’intitule « de ‘l’homme arabe’ à Éric Zemmour », mais on m’a suggéré que la formulation était peut-être un peu brutale. On a donc reformulé cela différemment : « de l’homme arabe au musulman indésirable » et il faut entendre l’importance de la question sexuelle et des sexualités dans cette évolution. Et puis, il n’y a pas que Zemmour dans cette dialectique entre identités sexuelles et racialisation. Il faut se rappeler, par exemple, du tollé contre Najat Vallaud-Belkacem, alors qu’elle était ministre de l’Éducation nationale, que l’on a accusée de promouvoir ladite « théorie du genre », c’est-à-dire, pour ses détracteurs, une attaque contre la binarité des sexes.

Or, Todd Shepard écrit cette chose très importante dans Mâle décolonisation : « L’affirmation de ‘vérités’ biologiques sur la masculinité (par les militants de l’ultradroite d’après 1962) paraissait en mesure de légitimer d’autres revendications idéologiques ». Cela montre la dimension instrumentale, stratégique de l’utilisation d’un thème comme la soi-disant « théorie du genre » (qui n’existe pas) dans les débats sur la démocratie et ses valeurs. Cela permet de tendre différemment l’oreille lorsque l’on entend les mots homme, femme, sexe, sexualité, genre, et voir ce que ces mots portent vraiment comme discours, parfois au nom de l’égalité et de l’émancipation, mais en fait rarement pour l’égalité et pour l’émancipation quand ils sont superposés aux problématiques de l’immigration.

Donc pour résumer : l’érosion de la culture démocratique aujourd’hui s’inscrit dans une histoire ; cette histoire est une histoire métropolitaine mais pas seulement, en tout cas pas sous la forme de la métropole hexagonale d’aujourd’hui. Il faut rappeler sans doute que l’Algérie, c’est trois départements métropolitains. C’est Bruno Étienne le premier qui m’a ouvert les yeux sur le fait que l’indépendance algérienne (qu’il avait à l’époque appelé de ses vœux, d’ailleurs de manière très active comme porteur de valise alors qu’il était jeune assistant à la fac de droit d’Alger) correspondait aussi historiquement à l’échec du projet universaliste français. Ce que Todd Shepard appelle « l’histoire algérienne de la France » a eu un impact majeur et durable sur la façon dont des acteurs idéologiques ont utilisé la problématique de la « masculinité » pour retravailler l’appartenance à la nation.

Voilà de quoi Todd Shepard va maintenant nous parler et j’espère que l’on comprend mieux maintenant pourquoi nous commençons notre cycle de rencontres avec lui. La crise de la culture démocratique doit aussi être questionnée dans les plis de l’articulation entre « race » et sexualités, dans un contexte de crise de définition de la citoyenneté et de définition de l’universel.

Biographie

Todd Shepard, historien, est professeur à l’Université John Hopkins (États-Unis). Il est spécialiste de la France contemporaine et des études coloniales. Ses travaux sur l’impact de la guerre d’Algérie et l’indépendance algérienne sur la société française ont fait date, non seulement aux États-Unis mais aussi en France, en Europe et au Maghreb. Parmi eux, Mâle décolonisation. L’ « homme arabe » et la France, de l’indépendance algérienne à la révolution iranienne (Payot, 2017), 1962. Comment l’indépendance algérienne a transformé la France (Payot, 2018) et Guerre d’Algérie. Le sexe outragé (co-édité avec Catherine Brun, CNRS éd., 2016).