Aurélien Taché, Philippe Moreau-Chevrolet et Christophe Bertossi, Le Monde, 8 novembre 2022
En faisant de la Nupes son « adversaire privilégié », Emmanuel Macron trahit sa promesse de « faire barrage à l’extrême droite » et contribue à la transformation du RN en parti de gouvernement, affirment dans une tribune au « Monde » les députés Aurélien Taché, le communicant Philippe Moreau-Chevrolet et le chercheur Christophe Bertossi.
Au soir de sa victoire, Emmanuel Macron avait déclaré : « Je sais aussi que nombre de nos compatriotes ont voté ce jour pour moi, non pour soutenir les idées que je porte, mais pour faire barrage à celles de l’extrême droite. Je veux ici les remercier. J’ai conscience que ce vote m’oblige pour les années à venir. » Six mois plus tard, le gouvernement vient d’avoir recours à quatre reprises à l’article 49.3 de la Constitution, avec lequel il peut engager sa responsabilité sur un texte qui est ensuite adopté sans vote.
Au-delà de leurs dimensions institutionnelles, ces utilisations inédites de 49.3 en tout début de quinquennat, dont on peut penser qu’elles vont se multiplier, prennent une portée singulière dans le contexte politique, et sont le signe d’un grave recul de la culture démocratique dans notre pays. Le gouvernement ne peut le masquer en déportant le débat sur le vote par le RN de la motion de censure de la Nupes.
Ce ne sont pas des textes anodins sur lesquels le gouvernement a choisi d’interdire au Parlement de se prononcer. Ils portent sur les recettes de l’Etat et de la Sécurité sociale, et décident du montant des impôts et des contributions sociales. Or, dans de nombreux pays, le Parlement a précisément été créé pour qu’il existe un consentement démocratique à l’impôt. Des observateurs ont relevé que cette pratique n’était pas nouvelle, que la plupart des gouvernements y ont eu recours sous la Vᵉ République, et que même un grand démocrate comme Michel Rocard avait utilisé le 49.3 un nombre record de vingt-huit fois.
Le contexte d’une crise démocratique historique
Les mêmes observateurs ont rappelé que la révision constitutionnelle adoptée en 2008 sous le mandat de Nicolas Sarkozy a permis de limiter son emploi à un projet de loi par session, en dehors des textes budgétaires. Ce que ces observateurs oublient de dire, c’est qu’elle limite l’usage du 49.3, sauf pour l’adoption des textes les plus importants de la législature et qui ont souvent justifié l’existence même de nos Parlements modernes, lors de leur création. Voilà une conception bien singulière du rôle du Parlement.
Outre le fait que l’utilisation du 49.3 s’est le plus souvent mal terminée pour les exécutifs qui ont choisi un tel passage en force – qu’on songe au contrat première embauche (CPE) de Dominique de Villepin, en 2006, ou à la loi « travail » de Manuel Valls dix ans plus tard – le recours à cet article, dans le contexte d’une crise démocratique historique, prend une tout autre signification aujourd’hui.
En effet, en 1988, le gouvernement socialiste de Michel Rocard disposait, certes d’une majorité relative, mais il ne lui manquait que quatorze sièges et il laissait les débats se mener à leur terme, en reprenant nombre d’amendements. Durant le mandat de Michel Rocard comme premier ministre, seulement cinq motions de censures furent déposées en trois ans, alors que six l’ont déjà été en 2022, et que l’année n’est pas terminée.
Redonner du souffle à la Vᵉ République
C’est que nous sommes avec le gouvernement d’Elisabeth Borne dans une situation totalement différente. D’abord, ce ne sont pas quatorze mais quarante-quatre députés qui manquent à l’exécutif pour disposer d’une majorité au parlement. Ensuite, la première ministre a engagé la procédure deux fois en deux jours, après moins de deux heures de débat sur la Sécurité sociale.
Enfin, la quasi-totalité des amendements des oppositions – mais aussi de la majorité – ont été rejetés. Et ce, dans un contexte où quatre-vingt-neuf députés du Rassemblement national siègent, désormais, à l’Assemblée nationale, et alors qu’Emmanuel Macron a d’abord été élu par défaut, pour empêcher Marine Le Pen d’accéder au pouvoir.
Ce moment historique aurait pu être, pour le président de la République, l’occasion de tenir sa promesse et de redonner du souffle à la Ve République, en prouvant au peuple que le parlementarisme est le meilleur remède à la montée de l’extrême droite. Jouer le jeu de la démocratie parlementaire aurait conduit le groupe de Marine Le Pen à se retrouver asphyxié. Mais c’est la voie contraire qui a été choisie.
Prendre le leadership de la droite traditionnelle
Six mois après l’élection d’Emmanuel Macron, alors que le ministre de l’économie de la France met au même niveau le Rassemblement national et la Nupes, et que Gabriel Attal accuse la gauche de « faire du blanchiment de vote extrême », c’est bien le Rassemblement national qui sort grand vainqueur de la stratégie du 49.3.
En faisant de l’opposition parlementaire de gauche – la Nupes – « son » adversaire privilégié, le gouvernement sert la stratégie de Marine Le Pen et contribue à la transformation du RN en parti de gouvernement. On voit mal ce qui, demain, empêcherait le parti d’extrême droite de prendre le leadership de la droite traditionnelle. Voire le leadership, tout court.
Aurélien Taché, député écologiste Nupes du Val-d’Oise, Christophe Bertossi, sociologue et politiste, chercheur à l’Institut Convergences Migrations, Philippe Moreau-Chevrolet, président de l’agence de communication MCBG Conseil, professeur de communication politique à Sciences Po.