Les prochains mois seront cruciaux pour ne pas transformer la démocratie française en fantôme

Christophe Bertossi, Le Monde, 22 juillet 2022

Face à un pays fracturé, le sociologue et politiste Christophe Bertossi s’alarme des risques qui pèsent sur le système démocratique et de l’impuissance d’Emmanuel Macron, incarnant le « pan négatif de la mélancolie politique »

La démocratie française prend-elle le risque de devenir rien de moins qu’un spectre ? La question se pose au moment de comprendre les résultats des élections de 2022 : la réélection d’Emmanuel Macron, mais la perte de sa majorité absolue à l’Assemblée nationale ; l’augmentation notable du nombre de députés de gauche sous la bannière de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) ; surtout, l’entrée de 89 députés du Rassemblement national (RN), deux d’entre eux ayant accédé à la vice-présidence du Palais-Bourbon. Face à cela, on ne peut qu’être frappé par l’apparente impuissance d’Emmanuel Macron à interpréter le résultat des urnes. Le dernier remaniement ministériel montre combien sa compréhension de la nouvelle situation politique ne saisit pas la tectonique qui a transformé le pays ces derniers mois.

Le chef de l’État avait été élu en 2017 afin d’apaiser les tensions accumulées, notamment depuis les attentats de 2015, et pour lutter contre l’extrême droite. C’est lui qui le disait. C’est sur ce projet qu’il a été élu une première fois face à Marine Le Pen. C’est pourtant sur ces mêmes tensions que la précampagne de 2022 est venue fleurir. Alors que commentateurs influents et leaders politiques s’accordent désormais pour banaliser le parti de Marine Le Pen et diaboliser la Nupes (notamment composée d’écologistes et de socialistes qui ne correspondent guère au label «?d’extrême gauche?» dont on les affuble), aucune leçon n’est aujourd’hui tirée de la trace durable que laissera, dans la vie politique française, la forme profondément dégradée du débat démocratique qui a entouré les élections de 2022.

L’échec d’Eric Zemmour, à la présidentielle et aux législatives, a laissé croire que son omniprésence médiatique n’avait été qu’une bulle provisoire. Il a électoralement échoué, certes. Mais il a dominé le débat pendant des mois, et ses mots n’ont pas disparu des esprits. Ils ont trouvé une place dans la vie politique.

Jamais campagne électorale n’avait laissé en France une telle place à des thèses explicitement antidémocratiques, donnant le « la » d’une longue séquence politique. Il a ainsi moins été question, par exemple, de savoir si le « grand remplacement » était une réalité (il ne l’est pas) que d’essayer de le mesurer objectivement. L’idée que « deux civilisations » ne puissent coexister sur le même territoire (autrement dit, concevoir l’islam et les musulmans comme un corps étranger à la nation) a infusé sans peine dans le débat. Cependant, peu a été dit sur la façon dont ces thèmes s’appuient, de fait, sur l’idée de « sous-citoyens » et d’« étrangers de l’intérieur », inconciliable avec la notion même de citoyenneté moderne à la source de notre démocratie.

Or, de quoi sont faits les mots d’Eric Zemmour ? D’un récit nostalgique, d’un passé national d’avant la décolonisation et l’immigration – une nostalgie qui?refuse l’histoire nationale telle qu’elle est. Ce même récit a ouvert la 16e législature par la voix de José Gonzalez, doyen de l’Assemblée nationale et député RN des Bouches-du-Rhône, le 28 juin. Le traditionnel « front républicain » contre le RN s’est effondré au second tour des élections législatives, dans un moment où il n’a pourtant jamais été aussi urgent de répondre à la fracture démocratique.

Pas de réponse à Zemmour

Le pays est déchiré, car aucune réponse politique et citoyenne n’a été apportée à la crise des «?gilets jaunes?» ou à la contestation antivax, pas plus qu’au traumatisme qui a suivi le terrible assassinat de Samuel Paty, le 16 octobre 2020. Rien n’a été fait pour recoudre le lien social et travailler sur la culture démocratique afin que chacun se voie reconnaître une égalité de droits, de chances et de dignité. Quelques slogans habiles à diviser (par exemple le prétendu « islamo-gauchisme ») ont contribué à cette dégradation.

Aujourd’hui, c’est à la « séquence Zemmour » que l’on ne répond pas. A la place, un silence des plus ambivalents règne, à la suite d’une série de propos présidentiels au cours du précédent mandat, sur Pétain [En 2018, Emmanuel Macron avait jugé « légitime » de rendre hommage au maréchal], l’identité nationale, à l’occasion de la prise de Kaboul par les talibans en août 2021, sur la « pression migratoire ».

Quant à la promesse de se réinventer au début de son second mandat, Emmanuel Macron l’a dit : Jupiter n’est plus. Mais, quoi qu’il en dise, ce n’est pas Vulcain qui l’a remplacé. Ce serait plutôt Saturne, dieu tutélaire de la mélancolie. L’historien italien Enzo Traverso rappelle comment Walter Benjamin a vu dans Saturne « l’astre de l’hésitation et du retardement »et, dans Hamlet, une mélancolie signifiant « d’abord et avant tout l’impuissance politique d’un roi incapable de commander et de décider » (Mélancolie de gauche, La Découverte, 2016).

Emmanuel Macron semble incarner aujourd’hui ce pan négatif de la mélancolie politique, compatible avec des courants réactionnaires et identitaires, nostalgiques d’un passé qui n’a jamais existé, et prête à des compromis qui sortent la politique française de la zone démocratique de la tradition républicaine : une politique qui prend à chaque instant le risque du renoncement et de la défaite de la raison.

Les prochains mois seront donc cruciaux pour ne pas transformer la démocratie française en fantôme et résister à la tentation de faire de la citoyenneté un projet d’ordre, d’uniformité, d’identité et de fermeture. Le défi est immense.