La fracture n’est pas identitaire, mais démocratique

Christophe Bertossi et Aurélien Taché, Le Monde, 7 février 2022

Le sociologue et le député (EELV) dénoncent l’effort systématique des « nationaux-républicains » pour déplacer sur le terrain moral les questions politiques

Alors que le quinquennat d’Emmanuel Macron devait être celui qui réconcilierait enfin les Français avec la politique, jamais ces derniers ne semblent en avoir été aussi éloignés. Prévisions d’abstention record à la prochaine élection présidentielle, repli sur soi accentué par le Covid-19, radicalisation des positionnements des provax comme des antivax et de pans entiers de la société… La France semble se fracturer toujours davantage.

Cette fracture est aujourd’hui décrite par de nombreux commentateurs comme une « fracture identitaire » . Dans son numéro du 12 janvier, par exemple, le magazine Franc-Tireur tente de donner corps à cette thèse grâce à une étude d’opinion commandée à l’IFOP. Il s’agissait d’interroger les Français sur leur prise de conscience de « l’angoisse identitaire » qui dominerait aujourd’hui le pays. Le cœur de l’analyse reprend l’antienne de la « tenaille identitaire », une notion promue par le mouvement Printemps républicain ou par Manuel Valls, qui fait de la militante Assa Traoré et du candidat Eric Zemmour des menaces identiques et interchangeables pour la cohésion nationale.

Hormis l’approximation qui entoure la notion pour analyser la situation réelle du pays, la « tenaille identitaire » suggère surtout une perspective qui rompt avec la valeur, républicaine s’il en est, d’égalité. Les tenants de cette thèse transforment la devise républicaine (« liberté, égalité, fraternité ») en quelque chose d’autre : un bloc identitaire qui demande à asseoir la République sur une identité morale et plus du tout sur les droits humains. Ce bloc identitaire s’oppose à toute critique des situations d’injustice sociale et d’inégalité raciste. Cela conduit à un scénario où la seule issue envisagée est une sorte de national-républicanisme qui s’oppose, pêle-mêle, au déboulonnage des statues, aux réunions non mixtes ou au port du voile. Exit, donc, la problématique de la démocratie, de l’égalité et de l’émancipation des citoyens et des citoyennes.

C’est là ce que défend Manuel Valls dans le livre qu’il vient de publier contre Eric Zemmour (Zemmour, l’antirépublicain, L’Observatoire, 139 pages, 12 euros), avec qui il ne semble pas différer en nature, mais seulement en degré. Le polémiste n’est pas choqué par le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte, l’ancien premier ministre, qui avait consenti un hommage aux victimes du massacre de Sétif en 2015, estime aujourd’hui que « la colonisation fait partie de notre histoire, avec ses aspects sombres et ses aspects lumineux. L’un voudrait chasser les voiles de l’ensemble de l’espace public, l’autre des universités. L’un veut imposer à tous les prénoms du calendrier chrétien, l’autre trouve cela excessif mais rompt tout de même l’égalité entre citoyens en ne reconnaissant des droits culturels, c’est-à-dire le fait de pouvoir vivre et exprimer sa culture et ses références (mémoire, langue, traditions, etc.), qu’aux natifs.

Contre cette idée malheureuse d’une « fracture identitaire », c’est pourtant un autre type de fracture, bien plus importante, qui devrait nous alarmer. En effet, dans le rapport annuel du Democracy Index, la France retourne encore une fois, en 2020, de la catégorie de « full democracy » (« pleine démocratie ») à celle de « flawed democracy » (« démocratie défectueuse »). En remontant jusqu’en 2010, le statut de « pleine démocratie » ne lui aura été attribué que deux fois (en 2014 et en 2019). La « patrie des droits de l’homme », sixième puissance économique planétaire, stagne ainsi entre la 25e et la 30e place du palmarès des démocraties mondiales…

L’illusion de plusieurs France

Le recul des libertés, dû notamment à la multiplication des états d’urgence et à la crise sanitaire, n’y est pas pour grand-chose : depuis 2014, la faiblesse de la démocratie française se mesure sur la « culture politique », ce qui est bien plus grave, puisque cela concerne l’existence ou non d’un degré suffisant de consensus et de cohésion sociale pour soutenir une vie démocratique stable et efficace. En 2017 et 2018, c’est-à-dire au moment de la dernière élection présidentielle et juste après, ce score s’est littéralement effondré, à 5,63. En 2020, la France est à 6,88, ce qui est un score comparable à celui des Etats-Unis de Donald Trump sur le même critère (6,25).

Les auteurs du rapport notent à propos des États-Unis : « Les partisans de Biden et de Trump considèrent que les différences entre eux portent sur les « valeurs américaines fondamentales » et pas seulement sur la politique. En raison de ce fossé qui se creuse sur les valeurs, la culture politique est devenue la catégorie la plus faible pour les États-Unis, avec un score en chute libre à 6,25 en 2020, contre 7,50 en 2019. »

Or, c’est bien, à l’instar des autres nationalistes, ce que Manuel Valls et les partisans nationaux-républicains de la « tenaille identitaire » essaient d’installer dans le débat démocratique français : l’illusion de plusieurs France qui ne pourraient pas se mettre d’accord sur les valeurs fondamentales; l’effort systématique de déplacer sur le terrain moral les questions politiques ce qu’ils font aussi, par exemple, sur la question des vaccins, ceux qui les remettent en cause ne pouvant être que « des monstres » ou « des cons » , comme l’a récemment rappelé l’essayiste Raphaël Enthoven.

Ce faisant, ils fracturent le « commun », en imposant comme seule solution une identité culturelle fermée, qui tourne le dos à l’universalisme véritable de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.