Nous devons empêcher le pire des mondes d’advenir – Revue du 29 juin 2024

Perin Emel Yavuz et Lio Ando-Bourguet

Demain se jouera le premier tour de l’élection législative anticipée suite à la dissolution de l’Assemblée nationale, voulue par Emmanuel Macron au soir du résultat de l’élection européenne, le 9 juin. Dans un contexte de montée en puissance de l’extrême-droite sur les ruines de l’État social (issu du Conseil national de la Résistance, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale), cette décision solitaire a suscité beaucoup de critiques dans toutes les sphères de la société et bien au-delà de nos frontières. Les livres d’histoire en garderont l’image d’un « coup de poker » contre l’intérêt général. 

Au terme d’une campagne éclair, une partie importante de la société s’est mobilisée pour affirmer son attachement inconditionnel aux valeurs de la démocratie et pour alerter contre le danger que représenterait l’accession au pouvoir du Rassemblement national. Dans cette campagne, l’espace politico-médiatique a montré à quel point il est acquis à la défense, coûte que coûte, d’un monde de plus en plus injuste et de moins en moins désirable. Face à lui, associations, syndicats, universitaires, chefs d’entreprises, acteurs du service public, journalistes de la presse indépendante, citoyennes et citoyens, ainsi que les partis politiques de gauche, se sont mobilisés, sur le terrain jusque dans l’espace numérique, pour mettre en mots tous les risques que représente le RN pour la démocratie. Le déchaînement des propos et des actes racistes ces dernières semaines le prouve : c’est le projet d’une société inégalitaire, exclusive et violente où la logique du bouc émissaire contre ceux perçus comme « venant d’ailleurs » et contre les plus fragiles sera le ferment de l’uniformité.

Face à cet espace médiatique sursaturé d’analyses, d’alertes et d’appels au sursaut, nous avons fait le choix de nous limiter à un simple édito pour revenir à l’essentiel et de nous recentrer sur le choix existentiel qui se joue. Lorsque la démocratie n’est plus pour certains l’horizon le plus enviable, sa défense devient notre impératif.

Le recul des valeurs de la démocratie

Aujourd’hui, ce qui frappe, c’est combien certains de nos concitoyens et concitoyennes ne sont plus foncièrement attachés à la démocratie comme programme d’appartenance et lui préfèrent des conceptions autoritaires ainsi que le repli sur soi. Selon l’enquête annuelle Fractures françaises 2023 (Ipsos Sopra/Steria pour Le Monde, le Cevipof, la Fondation Jean Jaurès et l’Institut Montaigne), 35 % des Français et Françaises interrogées considèrent ainsi que d’autres systèmes politiques peuvent être aussi bons que la démocratie. 44 % pensent que le RN est capable de gouverner et 52 % qu’il ne représente pas de danger pour la démocratie. Ces chiffres confirment les 41,5 % de voix obtenues par Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle en 2022. 

Sur le terrain comme dans les esprits, l’emprise idéologique d’une identité nationale exclusive, hostile à la diversité, progresse de façon marquée. Le rapport 2023 de la Commission nationale consultative des Droits de l’homme (CNCDH) établit, pour la deuxième année consécutive, un recul de l’indice longitudinal de tolérance qui, s’il reste élevé par rapport aux trois dernières décennies, montre que la tolérance diminue pour toutes les minorités. Sur fond d’une actualité marquée par des événements tragiques (meurtre de Nahel, attentat d’Arras, drame de Crépol, conflit israélo-palestinien), les actes racistes ont augmenté de 32 % et les actes antisémites de 284 % en 2023. 

Certains perçoivent les émeutes des jeunes de banlieues ou la crise humanitaire que génère la gestion de l’immigration comme des sources de tension sociale auxquelles il faut répondre par des solutions autoritaires, que le gouvernement macroniste s’empresse de matérialiser. Le vote de la loi « immigration » en décembre 2023 en France et l’adoption du pacte asile et migration au niveau européen en 2024 entérinent le sentiment que des groupes sont un problème à régler sans tenir compte du droit et de la dignité. La surveillance étatique accrue et la militarisation de la police, soutenues par une partie de la population, soulignent la priorité donnée à la sécurité sur les libertés civiles. 

Les médias de plus en plus concentrés entre les mains de milliardaires conservateurs, mais également le service public de l’audiovisuel, amplifient les voix autoritaires comme étant les voix du « réalisme » et du bon sens. Ils profitent de la défiance envers les institutions, aggravée par des scandales politiques, une gestion de crise perçue comme inefficace, et la perte de la valeur du langage et du sens des mots. Les causes socio-économiques des colères sont minimisées et les idées de l’extrême droite banalisées, réduisant les cadres politiques du possible.

Il devient difficile de défendre une vision plus désirable de la société où la réduction des inégalités et la protection de nos écosystèmes sont portées comme priorités par l’action d’État ; où les concitoyens perçus comme musulmans, juifs et immigrants ne font pas l‘objet de surveillance, de discriminations ou de contrôle de leur vie privée ; où l’appartenance et la participation à la société française n’est pas soumise à un test de légitimité basé sur des critères pseudo-identitaires arbitraires.

Leçons de la République de Weimar : l’érosion progressive de la démocratie

L’histoire nous a pourtant appris qu’autoritarisme et repli sur soi ne créent pas le meilleur des mondes mais le pire des mondes. On n’éteint pas la démocratie comme la lumière avec un interrupteur. C’est progressivement que s’érodent les institutions et les libertés et qu’une société bascule, permettant un jour, presque banalement, l’accession du fascisme à son gouvernement. Il faut se souvenir de la fin de la République de Weimar qui permit l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler et du parti nazi en 1933. L’usure causée par les crises économiques, la perte de confiance de la population et l’instabilité politique conduisirent le président Paul von Hindenburg à dissoudre le Reichstag une première fois le 1er février 1932, menant à des élections en juillet où le Parti nazi remportait 37% des voix, puis à une seconde dissolution le 12 septembre 1932, et des élections en novembre, où celui-ci en remportait 33%. Sortant dominant mais pas majoritaire, la victoire du parti nazi ne résolut pas la crise politique. Sous pression, Hindenburg nomma alors Adolf Hitler chancelier, croyant pouvoir le contrôler. L’incendie du Reichstag, dans la nuit du 27 au 28 février 1933, servit de prétexte pour décréter l’état d’urgence et suspendre les libertés civiles, permettant à Hitler d’obtenir des pouvoirs dictatoriaux. Après avoir éliminé toute opposition politique, le parti nazi mit fin à la République de Weimar et établit le Troisième Reich sous le régime totalitaire d’Hitler. On connaît la suite qui conduira aux lois anti-juives puis à une période dévastatrice avec le génocide du peuple juif (6 millions de morts) et une guerre totale causant près de 60 millions de morts.

Les contextes intérieur et international nous le disent. Depuis 2002, un·e Le Pen a accédé au second tour de l’élection présidentielle à trois reprises. Les conflits en Ukraine et au Moyen-Orient font planer l’ombre d’une généralisation. Les dérégulations causées par le réchauffement climatique, la perte de biodiversité et la pollution nous obligent à une transformation et à une plus grande résilience collective. Les migrations forcées augmentent, menant à des crises humanitaires jusqu’au sein de notre pays. Et pendant ce temps les gouvernements néolibéraux se succèdent, faisant toujours et encore le choix communautariste de l’argent. 

Nous n’avons donc pas le choix : il faut tout faire pour éviter que le scénario du pire ne se (re)produise. Et cela commence par reconnaître que ce qui se joue demain dans les urnes est existentiel, pour ne serait-ce que préserver les structures qui nous garantissent encore, aujourd’hui, de rêver de démocratie.